Par Ahmed Halfaoui
Il y a 1600 ans, des Algériens s’étaient soulevés contre l’occupation impérialiste romaine et l’oppression des seigneurs locaux, contre l’exploitation et l’injustice. On les a qualifiés de barbares, de fanatiques religieux, de partisans du martyre ou, au mieux, d’illuminés. Selon les maîtres de l’époque et de leurs idéologues, comme Saint Augustin. Les Circoncellions (de circum cellas, ceux qui vont de grange en grange) ne pouvaient être que cela, de misérables rôdeurs.
Des « Circoncellions » aux « fellagas »
On les affubla de ce nom qui dévalorise leur identité politique, comme on dévalorisera plus tard les combattants de l’Armée de Libération Nationale en les traitant de fellagas.
Un siècle durant, les Circoncellions ont porté la voix des laissés pour compte, des esclaves et des opprimés. Ils ont modifié le rapport de force en vigueur, répandu le mouvement sur l’ensemble du territoire et réussi à ce que l’attitude des puissants soit moins arrogante et plus regardante vis-à-vis des conditions de leurs ouvriers. Jusqu’à nos jours, pourtant, ils sont très peu nombreux à leur avoir rendu justice, en réhabilitant leur combat et leurs sacrifices.
Les livres d’Histoire, les plus en vue, continuent de les décrire dans les termes que l’historiographie dominante et les leaders d’opinion de l’époque utilisaient à leur encontre.
Voilà ce qu’écrit un certain Alexandre Proust, à propos de l’imprévoyance coloniale française, en Algérie:
« Les « circoncellions … ont surgi dès que la puissance romaine a donné des signes de faiblesse. Et l’on voit bien que les Romains firent un mauvais calcul en se bornant à Occuper les abords de la montagne, car c’est elle qui est restée au cours des siècles le réservoir de forces incontrôlées prêtes à déborder. Notre pénétration dans l’Aurès et dans les Nementcha a été très faible, nous avons commis la même erreur que les Romains, avec les mêmes résultats ».
Il y a une reconnaissance, par comparaison, que le mouvement des Circoncellions était bien un mouvement social dont les déterminants se trouvent ailleurs que dans la soif de « mourir pour mourir ». L’auteur reconnait, dans le même temps, que c’est le système colonial qui est en cause et non un arbitraire qui pousserait à la violence des populations qui y seraient prédestinées. Et la violence répondant nécessairement à la violence, il regrette que la « pénétration…a été très faible », laissant entendre par là qu’il aurait fallu mieux « occuper » l’espace.
Mais la « même erreur que les Romains » aurait été commise. Commode est l’approche, tant elle permet d’évacuer les véritables causes du déclenchement de la lutte armée. Il y aurait un ordre colonial naturel qui voudrait que le maintien de son pouvoir reposerait, ad vitam aeternam, (indéfiniment), sur une emprise musclée et à l’omniprésence renforcée. Pourtant, son pouvoir a donné toute la mesure de son efficacité en pesant de toute sa puissance et de toute sa férocité.
L’empire romain n’a pas plus pu réduire les Circoncellions, que les hordes de paras et de Harkis n’ont pu réduire l’élan d’un peuple qui a décidé de ne plus subir, aussi musclée et omniprésente qu’elle soit, l’emprise colonialiste. Ses nostalgiques pourront ériger les stèles qu’ils veulent, qui s’en tiennent aux dates de leur propre victimisation, 1830/1962 (Algérie française), 20 août 1955 (massacres dans le Constantinois), 24 janvier 1960 (début de la Semaine des barricades), 26 mars 1962 (fusillade de la rue d’Isly), 5 juillet 1962 (massacres d’Oran), et aux épitaphes d’une gloire douteuse, « Aux combattants tombés pour que vive l’Algérie française ». Ils ne pourront jamais faire que les 48.180 jours, qui ont ébranlé leur monde, n’aient pas mis fin à leur exécrable domination et ne les aient pas projetés dans leurs pires cauchemars.