Mena News, Global Views

Le monde revu et corrigé

Ahmed Halfaoui

En à peine deux décennies, les termes du débat sur les affaires du monde ont changé de registre, sans que l‘on s’en aperçoive vraiment. Imperceptiblement, de nouveaux concepts ont fleuri, très simplifiés par ailleurs, tout en donnant l’impression que certaines situations, bien choisies, sont plus complexes qu’elles n’en ont l’air, que d’autres.

Dans la foulée, il faut bien sûr observer une reconfiguration magistrale des rapports entre les nations et à l’intérieur d’elles. Ce phénomène a été accompagné et renforcé par une expansion fulgurante des moyens de télécommunications, dont la télévision satellisée et l’Internet.

Le nombre de personnes qui échappait à l’information mondialisée s’est réduit à sa plus simple expression. Cette information est si massive et si rapide dans sa diffusion qu’elle ne laisse plus le temps à sa «digestion». C’est fait pour. Elle est bien enveloppée, très colorée, uniforme et dispense de la réflexion, qui elle aussi est servie sur un plateau (sans jeu de mots) pour ceux qui en ont besoin.
Des spécialistes télévisés viennent invariablement mâcher l’actualité pour des esprits «cathodisés». On est loin du temps où on s’échangeait les nouvelles en groupes d’amis ou en famille, après avoir les avoir lues et décortiquées dans un journal ou dans une revue. Les espaces d’échanges traditionnels ont rétréci ou ont disparu, partout où ils réunissaient les gens et leur permettaient de parler et de se construire des idées partagées.

Désormais, on est seul face à un flot ininterrompu d’images et de sons que répandent de gigantesques centrales de production de l’information. Difficile dans ces conditions de discerner valablement quoi que ce soit, même quand si nous prenons le temps de nous arrêter pour vérifier ou pour comprendre. Et puis le bruit est tellement fort qu’il est presque impossible de s’entendre soi-même. Alors, nous nous laissons aller à l’air du temps et à ne plus chercher à affronter les murailles de l’incompréhension.
C’est tellement plus simple et puis cela évite cet effort insurmontable de devoir refaire le monde. Il est si facile de se laisser glisser dans la doxa ambiante et de ne pas trop en faire, que les voix discordantes sont devenues de moins en moins nombreuses, après avoir été de moins en moins audibles. Et puis, il y a cette formidable inversion des rôles qui a brouillé tous les repères. Il n’y a pas si longtemps, nous savions qui étaient les méchants et qui étaient les bons.

Nous savions que le problème des droits de l’homme était lié à l’oppression coloniale ou à la volonté de domination de pays identifiés comme portés sur les dénis de ces droits. De leur côté, ils niaient. Mais sans plus, car ils ne pouvaient faire en sorte que tout le monde ne voit pas ce qu’ils faisaient.

Depuis, ils font toujours ce qu’ils faisaient, et à plus grande échelle, mais il ne se trouve plus grand-monde pour les contredire, quand ils disent que c’est au nom des droits de l’homme qu’ils agissent. Ils ont même fabriqué une flopée d’intellectuels qui défendent ce qu’ils font tout en faisant en sorte que ceux qui disent le contraire ne soient pas visibles. Pour autant que ces derniers ne s’emmêlent pas les cerveaux dans la nouvelle distribution des cartes.

A ce titre, il leur serait difficile d’expliquer que l’hostilité des puissants contre l’Iran n’a rien à voir avec le fait que le gouvernement iranien puise dans l’idéologie islamique, mais avec la restructuration du Moyen Orient au profit du redéploiement étatsunien et de l’érection d’Israël comme seule puissance régionale. Même si on peut arguer que le régime des Usa se nourrit de la religiosité de son peuple et qu’Israël revendique sa légitimité à partir de la Torah.

Dur, alors, de sortir de ce décor hollywoodien qui impose une réalité en carton- pâte, avec d’un côté les méchants musulmans et de l’autre des missionnaires de la paix et de la justice. Surtout quand les musulmans, au pouvoir, jouent le jeu de s’échiner à prouver que l’Islam est une religion de paix, comme si le fait de vouloir se défendre impose de ne pas avoir de religion.

Surtout, encore, que certains mouvements populaires de résistance appuient la thèse que l’oppression qu’ils subissent relève de la religion. Quand le Hamas et certains de ses soutiens considèrent que l’agression israélienne s’inscrit dans la guerre, immémoriale, entre l’Islam et la judéité ou la Chrétienneté, ils étouffent à souhait les données de l’occupation et confirment la thèse du «choc des civilisations».

Une thèse qui procède de la volonté de masquer la réalité des faits et d’occulter la domination, dans les faits, de la «civilisation du marché». La preuve étant faite que la répression sanglante et criminelle dans la bande de Ghaza ne vise pas des opprimés mais une idéologie guerrière absolue, détachée de la tragédie du peuple palestinien.
La même stratégie est en voie de porter ses fruits en France, par exemple, ou le terme d’islamophobie a remplacé celui, plus concret et plus opérationnel, de ségrégation raciale ou sociale. La droite et l’extrême droite, en pointant l’Islam, sont en train de réussir à déplacer la confrontation sur le terrain religieux, grâce à l’acceptation de cette entourloupe par les «communautés» ciblées qui s’échinent à prouver qu’il y a «un Islam de France» expurgé et intégré.

Les défenseurs des droits des «immigrés» tombent, ainsi, majoritairement dans le piège tendu. Au lieu de s’en tenir aux faits de société qui eux parlent mieux que tous les discours, religieux ou pas, ils compliquent leurs arguments en ouvrant un front contre «les extrémistes islamistes», pour tenter de convaincre, ou se mobilisent autour de questions de mode de vie (foulard, lieux de prière…). Pendant ce temps, les droits qui relèvent plutôt des principes d’égalité entre les citoyens sont négligés, faute d’énergie.

Passer son temps à courir derrière chaque déclaration venimeuse est devenu le quotidien de la plupart des militants et les déclarations se font désormais par salves quotidiennes. Un combat inégal qu’il sera dur de gagner. Parce qu’un concept porte, en lui-même, sa force ou sa faiblesse. Après qu’il soit devenu presque honteux d’utiliser certains mots comme capitalisme ou impérialisme, il faudra souffrir longtemps de supporter le langage qui tue derrière le sourire et tant que le souci de composer l’emportera sur celui du dire vrai, pour autant que l‘intoxication n’ait pas trop pris de ce qui reste de libre-arbitre dans la lecture du réel.

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