Par Ahmed KACI
« Une démocratie doit être une fraternité ; sinon, c’est une imposture. » Antoine de Saint-Exupéry , Ecrits de guerre (1982)
Parmi les slogans qui reviennent le plus au sein du mouvement populaire, celui de «Djazair horra dimocratia» (Algérie libre et démocratique) occupe une place capitale. Il est scandé par toutes les foules des manifestants et dans toutes les villes du pays. Souvent, il se décline avec celui d’une demande d’une « transition démocratique » et le départ de tous les «symboles du système ». Dans ce sens, les différentes initiatives de sortie de crise rendues publiques mettent en exergue le souci de la mise en place de mécanismes et de procédures pour garantir le passage du système actuel à un autre considéré le mieux à même de satisfaire les aspirations de l’écrasante majorité de ceux qui sont sortis dans la rue pour remettre en cause frontalement « les forces extra-constitutionnelles » et les « bandes mafieuses » dont parlent Ali Benflis et le chef d’état-major de l’Armée.
Il va de soi que pour la majorité du peuple, cette démocratie minimaliste ou procédurale, n’est ni une religion ni une idéologie, mais un mécanisme de désignation des représentants qui auront en charge de concrétiser leurs revendications, voire leurs aspirations. Autrement dit, un instrument de résolution pacifique des diverses contradictions et conflits politiques, idéologiques, culturelles, de classes et autres qui traversent toutes les nations et toutes les sociétés. Une conception de la démocratie qui s’inscrit en droite ligne des thèses développées par Joseph Schumpeter dans les années 40 et par la suite son disciple Seymour Martin Lipset.
Selon donc Shumpeter : « la méthode démocratique est le système institutionnel, aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple.» (1). De son côté Lipset la définit comme « un système politique qui, à l’intérieur d’un complexe social, permet le renouvellement légal du personnel dirigeant, et comme un mécanisme social qui permet à une très grande partie de la population d’exercer une influence sur les décisions importantes en choisissant les responsables » (2).
Les écueils de la démocratie minimaliste
Cependant, dans la pratique, les choses semblent plus difficiles que la théorie ne le laisse penser. Les expériences récentes, qui ont vu la montée et l’arrivée de mouvements politiques qualifiés de théocratiques, voire de fascistes, comme cela a été le cas en Algérie en 1991 -obligeant l’armée suspendre « le processus démocratique », et en Egypte en 2012 avec l’arrivée des Frères musulmans et de Morsi au pouvoir -également déposés par l’Armée après de massives protestations de rue, indiquent que les élection ne suffisent pas à protéger la démocratie si celle-ci n’est pas assises sur un socle de principes irrévocables dont le respect sans aucune discrimination des droits collectifs et individuels, des libertés publiques et de la citoyenneté, comme la liberté de conscience et la liberté d’opinion qui doivent être inviolables, ainsi que le droit des minorités religieuses, ethniques et de genre, etc. C’est en ce sens que peut se lire la proposition de Me Mokrane Ait Larbi, pour ne citer que celle-ci, et sans diminuer en rien de toutes la pertinence de toutes les autres qui sont nombreuses. L’avocat parle d’une période de transition à deux étages et qu’il conditionne par des «garanties consensuelles préalablement établies par tous les acteurs politiques, autour des libertés et de l’égalité citoyenne » sans lesquelles, « le suffrage universel risque d’être le tombeau des espoirs trahis depuis l’indépendance, et ressuscités par la révolution en cours .» (3).
Dans ce sillage, on peut citer le respect de l’alternance pacifique du pouvoir entre les concurrents, la séparation des pouvoirs ainsi que, notamment l’indépendance du pouvoir judiciaire selon la règle qui veut que la majorité de l’heure peut devenir une minorité dans le futur et vice versa. Autrement dit, selon les adeptes de cette conception, cet éventail de valeurs et de règles ôterait à quiconque le droit de changer la nature de l’État au nom de la majorité, sous peine de se transformer en une dictature de la majorité.
D’autres estiment que cela ne suffit pas, ils réclament la sécularisation de l’Etat –certains parlent de laïcité- par la séparation de la religion de la politique qui est un des principes admis plus ou moins dans toutes les démocraties. En Algérie, la constitution de 1996 et suivantes interdisent la constitution de partis sur des bases religieuses en stipulant que « les partis politiques ne peuvent être fondés sur une base religieuse, linguistique, raciale, de sexe, corporatiste ou régionale » (4). Mais cette disposition est contredite par l’article 2 de la même constitution qui stipule que « L’Islam est la religion de l’Etat». Article souvent convoqué par les tenants d’une forme plus ou moins totale d’Etat islamique.
Pourtant, on ne peut s’empêcher de noter que la vision procédurale de la démocratie Schumpetérienne ne fait que confirmer la réalité des systèmes libéraux et capitalistes des pays occidentaux. Une conception qui tout en posant cette dernière comme un horizon indépassable occulte l’histoire qui ont produit à un moment de leur contradictions nationales donné naissance à ces régimes de gouvernement qui font de l’individu le citoyen libre et consommateurs dans un marché au sens large du terme et en équilibre walrasien, avec des acteurs rationnels mûs par le souci de la maximisation de leurs intérêts. En somme, une démocratie qui ne tient nullement compte des contraintes économiques, sociales, culturelles, etc, qui pèsent sur les individus et qui souvent aboutissent à leur exclusion de cette compétition.
« Avec Schumpeter, la démocratie devient un marché politique. L’auteur applique littéralement à la vie politique ses thèses sur le fonctionnement du capitalisme. La bataille pour la direction politique remplace la concurrence industrielle, l’électeur tient le rôle du consommateur, le politicien, celui de l’entrepreneur, le parti, celui des entreprises, et le profit se calcule en pouvoir « , estime Lucien-Pierre Bouchard (5).
Les clivages sectaires et la transition
Comme on peut le constater, la démocratie à minima est loin de constituer un sésame à même de venir à bout des clivages sectaires et des conflits qui traversent la société. Trouver un consensus dans ces conditions paraît des plus difficiles. L’initiative de Me Mokrane Ait Larbi, au-delà des mécanismes qui la fonde, semble prendre le contrepied de l’appel des Oulémas, qui dans leur communiqué appellent « à jeter les bases et à dessiner les contours de l’avenir du pays, élaborer une feuille de route pour définir une nouvelle politique à même d’éviter au pays et aux citoyens de verser à nouveau dans le pourrissement politique (…) et sauver le pays de toutes les formes de dépendance ou d’allégeance, s’inspirant des valeurs du 1e Novembre et des principes des oulémas » (6). En somme, l’éternel clivage entre les élites dites modernistes, d’une part, et celles prétendument islamistes, d’autre part, est parfaitement résumé dans ces deux initiatives que même une consultation axée sur des procédures à priori neutres ne saurait dépasser étant donné que le préalable d’une plate-forme de valeurs est réclamée d’un côté comme de l’autre.
La constituante aurait pu être une alternative à même de départager les tenants de l’une et de l’autre de ces visions du monde. Mais l’exemple tunisien (2011-2014) a de quoi refroidir les plus optimistes et indique qu’il est plutôt un chemin très laborieux qui aurait pu mener dans ce pays à des situations de non-retour, voire à la guerre civile en raison des divergences irrémédiables entre la Troïka majoritaire emmenée par les Frères musulmans d’Ennahda et l’opposition. Les temps de parole, le règlement intérieur, la durée de l’ANC et, en particulier, le projet de société en raison de la mainmise du courant islamiste sur les institutions de l’Etat dont le gouvernement et à la faveur d’une présidence au pouvoir folklorique.
C’est que Ce clivage entre « traditionalistes » et « modernistes » est savamment construit et continûment entretenu par les «nouveaux anciens » professionnels de la politique (journalistes, chroniqueurs, chefs de parti, militants et associatifs) issus dans leur grande majorité de la génération Bourguiba », expliquent CHOUKRI Hmed et HÈLA Yousfi (7) et ce, au détriment des aspirations de la révolution qui étaient « Shughl, Hurriyya, Karâma wataniyya » (Travail, liberté, dignité nationale).
Dans ce contexte, la proposition de l’Armée qui ne souhaite pas passer par une période de transition, semble la plus équilibrée et à même d’éviter au pays aussi bien un vide institutionnel qu’une longue période de débats stériles et de conflits insolubles. « La priorité aujourd’hui, et je le redis instamment encore une fois, est que chacun de nous croit en l’importance d’aller vers un dialogue productif qui permet de faire sortir notre pays de cette phase, relativement complexe, qu’il traverse et assure ainsi la voie vers la tenue des prochaines élections dans les plus brefs délais possible, loin, et je le dis, de périodes de transition aux conséquences incertaines, car l’Algérie ne peut supporter davantage de retard et de procrastination », pourrait-on lire dans le communiqué du ministère de la Défense Nationale du 27 mai dernier (8).
L’Armée face aux stratégies de tension
L’élection d’un président de la République avec une majorité confortable et s’engageant sur un programme populaire d’indépendance nationale et d’émancipation sociale répondrait en grande partie aux demandes populaires. Le renvoi du gouvernement de Nordine Bédoui et la mise sur pied d’une Commission indépendante pour l’organisation et la surveillance des élections permettra de donner plus de crédit à ce scénario et posera les jalons de nouvelles conquêtes aussi bien politiques que sociales, et renverrait dos-à-dos toutes les élites petite-bourgeoises installées dans un face-à-face funeste pour l’avenir du pays. Sans parler de toutes les tentatives orchestrées de l’extérieur et leur intériorisation par ces mêmes élites comme des quasi-conflits aux accents géopolitiques. Il est à se demander si ceux qui se drapent derrière le «badissisme» teinté paradoxalement de nationalisme radicalement anti-français ne font pas le jeu de la nouvelle stratégie américaine en Afrique visant à reprendre la même sur un continent sous influence française et de plus en plus chinoise (9).
Mais comme les américains ne mettent jamais leurs œufs dans le même panier, il n’est pas exclu que certaines figures « modernistes », tout comme les celles dites traditionalistes, ne fassent pas l’objet d’intoxication externe par ONG interposées, en vue d’un alignement sur des stratégies de « Regime change ou changement de régime», voire de «Regime collapse ou effondrement de régime ». « Dans le contexte de la guerre hybride, les ONGI fonctionnent comme catalyseurs dans l’organisation de grandes masses de gens et la propagation du message politique de leurs patrons étrangers ».(10) Une stratégie mise en œuvre de façon patente en ces moments dans le cas du Venezuela et de l’Iran et par le passé dans de nombreux pays comme la Syrie et à Myanmar avec « la révolution de safran » dans le but est toujours de contraindre à une ré-orientation de ces pays vers les USA. (11). Dans une logique américaine classique, cherchant à n’avoir que des régimes amis et/ou soumis. Sans trop s’étaler sur le sujet, on peut renvoyer le lecteur sur l’excellent article de Andrew Korybko sur les guerres hybrides qui ont comme objectif « de perturber les projets multipolaires transnationaux conjoints, par des conflits d’identité provoqués extérieurement (ethniques, religieux, régionaux, politiques, etc.) au sein d’un État de transit ciblé. »(12).
Reste que ce choix semble battre de l’aile en raison d’une violente campagne de dénigrement qui cible aussi bien le chef d’état-major Ahmed Gaid Salah que l’Armée dans son ensemble dans une sorte de stratégie métonymique que de l’alignement opportuniste de nombreux acteurs décriés de l’ancien système en sa faveur, à l’exemple des partis du «cinquième mandat ». D’où la nécessité d’un plus grand engagement de l’acteur principal du pays aujourd’hui, à savoir l’Armée aussi bien à travers une stratégie de communication tous azimuts et l’encouragement des débats pluriels dans les médias lourds et évidemment par l’approfondissement et l’accélération des mesures de rétorsion contre la corruption et ses figures pour riposter à la propagande suspicieuse qui s’évertue à présenter celle-ci, dans le meilleur des cas comme un épisode des luttes claniques au sommet de l’Etat, voire pour une tentative de maintenir intact le système en place par des réaménagements de l’hégémonie interne. En somme, c’est à une véritable révolution dans la révolution à laquelle l’institution militaire est appelée à réaliser pour être en conformité avec ses positions depuis le début du mouvement populaire. Et en définitive, conjurer le spectre des entreprises aléatoires !
A.K
1) SCHUMPETER J., Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1983 (traduction de l’ouvrage original publié pour la première fois en 1942), p. 355.
2) LIPSET S.M., L’Homme et la Politique, Paris, Édition du Seuil, collection Esprit, 1963, p. 57, (traduction française de Political Man, New York, Doubleday and Co, 1960).
3) https://www.algerie-eco.com/2019/06/01/mokrane-ait-larbi-propose-une-transition-en-deux-phase/
4) Article 42 alinéa 4 Constitution du 28 novembre 1996.
5) L.P. Bouchard, Schumpeter – la démocratie désenchantée, Paris, Edition Michallon, collection Le bien commun, janvier 2000, P 82.
6) http://www.aps.dz/algerie/90149-16-personnalites-religieuses-nationales-proposent-une-initiative-pour-sortir-de-la-crise-que-traverse-le-pays
7) https://www.bastamag.net/La-revolution-tunisienne-a-l
8) https://www.mdn.dz/site_principal/index.php?L=fr#Lutte020620192
9) http://comite-valmy.org/spip.php?article8099&fbclid=IwAR0fjtsXI59Yv-SkgqiphZs2UAvodNopYEw8kC-msab2ppGwFr22h0lxGsQ
10) https://lesakerfrancophone.fr/guerre-hybride-8-strategies-contre-lafrique-introduction
11) https://reseauinternational.net/guerres-hybrides-7-comment-les-usa-pourraient-semer-le-desordre-au-myanmar-24/
12) https://orientalreview.org/2016/03/04/hybrid-wars-1-the-law-of-hybrid-warfare/