Relation privilégiée avec Erdogane et coordination avec la Turquie sur le conflit libyen, mainmise présumée sur le Parlement, tentative de faire passer en urgence des lois favorables à la Turquie et au Qatar… Rached Ghannouchi est accusé par l’opposition de vouloir être le seul maître du pays. À tort ou à raison?
Les Appels se multiplient parmi la population afin d’œuvrer pour le retrait de confiance à l’alliance entre le parti lié à l’organisation mondiale des frères Musulmans Ennahdha et les magnats de l’argent et des medias représentés au parlement. La semaine dernière le président tunisien Kaïs Saïd qui jouit, contrairement à la coalition Ennahda-El karama, d’une légitimité incontestable, a exhorté les tunisiens à reconquérir leurs richesses et leur volonté confisqué par une classe politique indigne.
Il faut dire que les dernières sorties du président de la République et la cheffe du partie de l’opposition Abir Moussa, ont manifestement déstabilisé le cheikh et son parti. Ce dernier ressent une montée de la température dans rue. Les tunisiens qui peinent à trouver le bout du tunnel, 10 ans presque après la révolution et l’accession du parti des frères musulmans au pouvoir.
En pleine guerre contre le coronavirus, et alors que l’effort national est orienté vers la résolution de cette crise, Rached Ghannouchi, le président de l’assemblée parlementaire tunisienne, arrive encore à faire parler de lui. Le bloc du parti d’opposition, de tendance bourguibienne –le PDL (Parti destourien libre)– a appelé, dans un communiqué publié le 6 mai dernier, à l’audition du président du Parlement.
En cause, ses «mouvements mystérieux et contraires aux lois et aux traditions diplomatiques et parlementaires», comme le rapporte le site d’information RéalitésOnline. Le PDL fait référence aux récents contacts téléphoniques entre Rached Ghannouchi et Khaled Mechri, président du Haut conseil d’État libyen et figure importante en Libye du Mouvement des Frères musulmans*. Une mouvance internationale à laquelle appartient aussi le président du Parlement en tant que chef du parti islamiste Ennahdha.
«Le Parlement est devenu l’outil pour ce dernier [Rached Ghannouchi] qui lui permet d’exécuter l’agenda des Frères musulmans* au Maghreb», a déclaré la présidente du parti de l’opposition, Abir Moussi, sur les ondes de Shems FM.
Elle l’accuse également de ne pas communiquer clairement sur ses appels téléphoniques et ses actions. Bien que la demande d’audition ait été rejetée, le bloc parlementaire du PDL compte recourir à la justice pour demander des comptes à Rached Ghannouchi.
Ce n’est pas la première fois que les actions du président du Parlement sont dénoncées par le PDL. À la fin du mois d’avril, le parti d’Abir Moussi a eu recours au tribunal administratif pour annuler la tenue d’une assemblée générale au Parlement, prévue les 29 et 30 avril, afin d’examiner, d’une manière urgente, deux projets de loi relatifs à des conventions avec la Turquie et le Qatar. Le premier concernait l’accord d’encouragement et de protection mutuelle des investissements, conclu le 27 décembre 2017 entre la Tunisie et la Turquie. Le second portait sur un autre accord permettant l’ouverture d’une filiale du Qatar Fund for Development en Tunisie, qui avait été conclu le 12 juin 2019.
Pour Abir Moussi, il n’y avait point d’urgence à adopter ces deux projets de loi au Parlement. Elle a condamné, le 27 avril au cours d’une conférence de presse, la décision de Rached Ghannouchi, l’accusant «de chercher à profiter de la période de la crise sanitaire pour faire passer les lois qui lui conviennent», comme le rapporte le site d’information Businessnews.
Le Parlement, «un sultanat géré par Istanbul»
Par ailleurs, les agissements du président du Parlement, et notamment sa façon de gérer l’assemblée, commencent à déranger plus d’un. En témoignent les dernières déclarations de Hatem Mliki, député de l’opposition et président du bloc national, qui a considéré le 7 mai sur les ondes de Mosaïque FM:
«Rached Ghannouchi est en train de gérer le Parlement à l’image de la Gestapo, à travers la surveillance et l’exclusion des députés de l’opposition», a-t-il asséné.
Il a aussi vivement critiqué «l’implication du Parlement dans le conflit Qatari-Emirati, sous la couverture du passage de projets d’accords entre la Tunisie, la Turquie et le Qatar, alors cela devrait être du ressort du Président de la République».
Auparavant, Hatem Mliki avait déclaré lors d’une audience au Parlement en date du 28 avril que «la présidence du Parlement est devenue un sultanat et que son bureau est Istanbul. Elle légifère et exclut des députés».
Vers une monopolisation des pouvoirs?
Le président du Parlement et chef du parti Ennahdha ne suscite pas la polémique uniquement au sein de l’assemblée, mais aussi sur la scène politique en général. Il ne cesse, selon certains observateurs, d’élargir son champ d’action et de vouloir monopoliser tous les pouvoirs dans le pays.
Le régime politique tunisien est un régime mixte, mais avec plus de prérogatives pour le pouvoir législatif. Khaled Abid, historien et analyste politique, estime dans une déclaration à Sputnik:
«Rached Ghannouchi avait déjà l’intention, depuis sa décision de participer aux élections législatives [6 octobre 2019, ndlr] de monopoliser le pouvoir et d’imposer son agenda et sa vision au sein du Parlement et à tous les représentants du pouvoir exécutif. Il considère que c’est lui qui détient le vrai pouvoir dans le pays, en tant que président du Parlement, puisque les autres présidences –de la République et du gouvernement– tirent leur légitimité du pouvoir de l’assemblée.»
L’historien explique aussi que le chef d’Ennahdha a pu profiter du «vide» au niveau du pouvoir, juste après les élections législatives et présidentielle (13 octobre 2019)
Rôle de Ghannouchi dans le dossier libyen
Mais là où Rached Ghannouchi a le plus montré son influence, c’est sur le dossier libyen grâce à ses relations privilégiées avec le Président turc. En effet, depuis qu’il est à la tête du Parlement, il a multiplié les entrevues en Turquie pour y rencontrer Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier s’est par ailleurs rendu en Tunisie pour une visite surprise, le 25 décembre. Tout cela a fait planer des doutes sur le rôle joué par Rached Ghannouchi dans un rapprochement des positions tunisiennes et turques, qui appuient ouvertement le gouvernement de Fayez Sarraj à Tripoli.
Officiellement neutre, la Tunisie se dit «attachée à la légalité internationale» sur le dossier libyen, et ne soutenir aucune partie au détriment d’une autre. Ce qui n’est pas le cas de la Turquie, qui soutient ouvertement le Gouvernement d’union nationale (GNU). Récemment, une polémique s’est déclenchée autour de l’envoi en Tunisie d’un avion turc transportant des aides médicales destinées à la Libye et son atterrissage à l’aéroport Djerba-Zarzis. Dans un premier temps, la présidence de la République a publié un communiqué pour préciser que les aides devaient être réceptionnées par les autorités tunisiennes qui se chargeraient de les acheminer vers la Libye. Mais dans un deuxième temps, le conseiller auprès du ministre de la Santé a déclaré qu’une partie des aides était destinée à la Tunisie, information qui a été confirmée par l’ambassadeur turc en Tunisie.
L’affaire a créé un tollé. Certains partis, comme Machrouû Tounes (opposition), ont vu dans cette opération «une déviation de la position de la Tunisie qui se devait d’être neutre et refuser toute ingérence extérieure militaire dans le conflit libyen en soutenant l’une des parties».
«Pourquoi la Tunisie et ses aéroports devraient être impliqués dans le transfert d’aides médicales, alors que la Turquie aurait pu les transférer elle-même en Libye?», s’interroge le parti dans un communiqué publié le 8 mai dernier, comme le rapporte le site d’information Businessnews.
Ainsi, le débat a repris sur l’ingérence de la Turquie en Libye et sa volonté de pousser la Tunisie à épouser ses positions en comptant sur ses alliés stratégiques dans le pays, à savoir le parti islamiste Ennahdha, et surtout son chef.
«La Turquie n’aurait pas pu faire toutes ces actions en Tunisie si elle n’avait pas la conviction qu’elle avait un allié de taille, dans la sphère du pouvoir en Tunisie, qui pourrait la soutenir d’une façon ou d’une autre. J’estime qu’il y a une volonté non déclarée de la part du Président Erdogan et de Rached Ghannouchi de faire croire à l’opinion publique internationale que la Tunisie soutient les efforts turcs pour maintenir en place le gouvernement Sarraj», considère Khaled Abid.
Maghrebfacts
Sources: Sputnik- Shems FM