Par : Safwene Grira
À qui la faute, dans la brinquebalante marche du Maghreb? Les peuples maghrébins devront-t-ils, en sus de leurs démons internes, contrarier d’éventuels oracles européens? Rien n’est moins sûr, aujourd’hui, avec une conscience, de plus en plus forte, en Europe, de la nécessité de favoriser l’intégration de la rive sud.
L’Occident, tant vénéré. Pourtant, l’Occident, si mal-aimé. Plus de soixante ans après les indépendances africaines, les relations avec l’Occident, et plus particulièrement la France, son avatar le plus controversé dans le continent noir, demeurent toujours aussi compliquées.
De Tunis – théâtre au lendemain de la révolution de 2011 d’une vague de ressentiment contre les «orphelins de la France» – à Alger – où un complot fomenté par «des services étrangers» aurait été avorté, alors que Bouteflika écoulait ses dernières heures tumultueuses à Zéralda – en passant par les manifestations anti-franc CFA à Dakar, Cotonu, Libreville ou Bamako, le spectre du «Grand frère» n’est jamais bien loin. Y compris quand il n’est plus que l’ombre de lui-même. Le french bashing qui s’était déchaîné avec une rare violence à Sotchi, à l’occasion du sommet Russie-Afrique, était d’autant moins compréhensible qu’il avait été le fait d’anciens obligés de la France. Des dents avaient dû grincer à l’Élysée devant cette marque d’indélicatesse à l’endroit d’une France qui avait connu des jours meilleurs.
Mais aux «boulettes» françaises (euphémisme se référant aux interventions militaires en Côte d’Ivoire ou en Libye) ne convient-il pas, également, d’opposer les «bonnes actions» de l’allié stratégique qu’on appelle à la rescousse quand les temps sont durs? François Hollande, dans son livre Les leçons du pouvoir, avait qualifié de «plus beau jour de sa vie politique» ce jour où il avait été acclamé comme le libérateur du Mali au cours de l’opération Serval.
Et quand elle n’agit pas en intrusif pernicieux, ni en héros prodigieux, l’ancienne puissance coloniale campe sur sa zone grise, là où les contours des faits se confondent, dans une intersection parfaite, avec la courbe des fantasmes: Françafrique, pillage de ressources au Sahel, siphonnage (fuite) des cerveaux au Maghreb et autres plans obscurs… L’atypique ambassadeur français à Tunis, Olivier Poivre d’Arvor, a longtemps fait les frais de son style spontané, parfois «cavalier». C’est notamment le cas quand il enfourche, en novembre 2017, un dromadaire de la brigade saharienne tunisienne. À la Chambre des députés, on dénonce «un outrepassement des usages diplomatiques» et l’on somme les autorités de prendre les mesures idoines pour circonscrire ces activités «suspectes».
«Il y a bien un rapport de domination entre le Nord et le Sud qui s’est exprimé à plusieurs reprises dans l’histoire commune des deux rives de la Méditerranée. L’ancienne puissance coloniale, démantelée par les mouvements de libération nationaux, a souvent essayé de revenir par la fenêtre, après qu’elle a été chassée par la porte!», reconnaît Omar Bendjelloun, docteur en droit international public, au micro de Sputnik.
Cet avocat et universitaire marocain, rencontré vers la mi-novembre à Tanger, prenait part au panel sur «Les deux rives de la Méditerranée qui ne se regardent plus» au cours de la 12e édition du Forum MEDays. Cette rencontre géopolitique, à laquelle sont conviées chaque année plusieurs centaines de personnalités internationales, s’avère de plus en plus incontournable pour les décideurs du Sud, en même temps qu’elle se veut un des leviers de la politique subsaharienne du Royaume chérifien.
Pour Omar Bendjelloun, les tentatives d’ingérence de l’ancienne puissance coloniale ne sont rien d’autre qu’un truisme. L’ancien Premier ministre français Pierre Mesmer reconnaissait d’ailleurs, dans ses mémoires, la responsabilité des réseaux foccardiens dans les tentatives de déstabilisation de la Guinée de Sékou Touré, coupable d’avoir rejeté la main tendue de de Gaulle en ne demandant pas moins que l’indépendance de son pays. Mieux, «le livre de l’ancien ministre français Alain Peyrefitte [C’était de Gaulle, tome 2, ndlr] permet de rendre compte d’une volonté française de maintenir des clés de division entre le Maroc et l’Algérie», poursuit le chercheur marocain en se référant à la Guerre des sables, qui a éclaté en 1963 entre les deux voisins maghrébins, mais aussi au Sahara.
Pomme de discorde historique entre l’Algérie et le Maroc, la question du Sahara occidental («marocain» pour Rabat) empoisonne, depuis des décennies, les relations au sommet du Maghreb et empêchent, de ce fait, toute concrétisation d’une union entre les pays de la rive sud de la Méditerranée.
Pourtant, «contrairement à ce qui se dit, la raison de l’immobilisme [au sein du Maghreb arabe] n’est pas la question du Sahara, encore qu’elle soit importante, mais bien la fermeture des frontières [terrestres] entre l’Algérie et le Maroc», depuis 25 ans, tempérait, pour sa part, le secrétaire général de l’UMA, Taïeb Baccouche, présent au même panel.
Comme si cet épisode, survenu en 1994 à la suite de l’attentat de l’hôtel Asni de Marrakech, n’était pas une énième manifestation, corrélation et évolution, du conflit du Sahara…
En attendant de rouvrir les frontières ou (pour les plus ambitieux) de solutionner la question du Sahara, l’UMA a commémoré, en février dernier, ses trente ans d’existence. Non sans reconnaître «la difficulté de la situation actuelle».
Avec 2,05% de contribution du commerce intra-Maghrébin au PIB de la région (2015), mais aussi une intégration financière quasi-inexistante, l’UMA est assurément le mauvais élève des Communautés économiques régionales (CER).
Au nombre de huit, ces piliers de l’Union africaine (UA) sont pensés pour faciliter l’intégration économique régionale entre leurs différents membres et constituent, de fait, l’élément de base du marché commun africain.
«Le niveau actuel du commerce intra-Maghreb ne couvre qu’un quart du niveau des échanges qui devrait prévaloir entre les pays de l’UMA compte tenu des capacités économiques et des autres facteurs qui caractérisent ces pays (langue, distance, accords commerciaux, effet frontière)», résume une étude sur le coût du non-Maghreb, réalisée en 2017 par le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).
Cette étude est par ailleurs financée par l’Union européenne, un détail d’ordre anecdotique, dont il ne convient surtout pas de tirer la moindre conclusion quant aux intentions d’une Europe soucieuse du sort de l’UMA. Encore que les lignes soient probablement en train de bouger.
«Plus la rive sud se développe, plus elle crée un espace de prospérité commun», dont profitera l’Europe
«L’Europe n’a pas laissé se développer l’Afrique!» Tout comme Omar Bendjelloun, Nabil Adel, directeur au Maroc de l’Institut de recherche en géopolitique et en géoéconomie de l’ESCA, est d’avis que l’Europe a d’abord joué la carte de l’affaiblissement de l’Afrique, dont le Maghreb. Tantôt avec les réseaux de la Françafrique, tantôt avec le soutien de dictateurs chargés de bloquer l’immigration, de combattre l’islamisme et de faciliter l’accès aux ressources naturelles. Jusqu’à aujourd’hui, «certains courants dans la rive nord pensent que ce n’est pas dans leur intérêt de voir se développer la rive sud. Mais ils ont bien tort!».
«Plus la rive sud se développe, plus elle crée un espace de prospérité commun, de stabilité, de paix et de développement économique. Si la France, d’ailleurs, avait développé les pays africains, comme le Japon l’a fait avec les pays asiatiques, elle aurait eu accès, aujourd’hui, à un marché considérable, et ne serait plus en train de dépendre de l’Allemagne pour sa croissance et ses créations d’emploi!», poursuit Nabil Adel au micro de Sputnik.
À défaut d’être pleinement convaincue par l’intégration maghrébine, l’Europe pourrait «être contrainte de favoriser le développement et l’intégration du Maghreb», soutient pour sa part Omar Bendjelloun, qui estime que «les tentatives d’ingérence, par l’équilibre des divisions et la politique de maintien du sous-développement n’ont plus aucun avenir».
«Aujourd’hui, ces divisions ont entraîné l’échec des indépendances et du développement. Celui-ci a généré à son tour des crises identitaires, du terrorisme et une immigration clandestine. Parallèlement, il y a des menaces intrinsèques visant l’Europe qui ont affecté son potentiel de manipulation: le risque de désunion, la montée des populismes, etc. Si bien qu’il y a de plus en plus, sur le Vieux Continent, une prise de conscience pour laisser faire cette union dans la rive sud de la Méditerranée», affirme-t-il à Sputnik.
Une prise de conscience politique qui pourrait être contrecarrée par des considérations économiques. Si le rapport de la FTDES relève que «l’absence d’un Maghreb uni et solidaire dans ses négociations avec (…) l’Union européenne lui fait perdre son pouvoir de négociation et sa capacité de peser sur les décisions», n’en résulte-t-il pas, a contrario, qu’il demeure plus commode, pour les Européens, de négocier avec des pays séparés plutôt qu’avec une entité suffisamment intégrée? Le bilan des accords d’association signés, depuis les années 1990, entre l’UE et les pays de la rive sud ne dit pas autre chose. Le rapport du FTDES évoque, sans ambages, leurs «effets pervers sur l’intégration maghrébine».
«Les accords d’association ont introduit des distorsions au niveau des relations commerciales au profit de l’Union européenne, défavorisant, de fait, l’intégration commerciale et même productive des pays du Maghreb. Ils ont créé une discrimination en faveur des exportations européennes», peut-on lire dans le rapport.
Était-ce au vu de ces déséquilibres qu’en Tunisie, les pourparlers avec l’UE autour de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) ont subi quelques remous? Au mois de juillet, des médias tunisiens bruissaient même d’informations sur la suspension des négociations. Des rumeurs aussitôt démenties par des proches du dossier, qui préféraient parler d’«arrêt pour des raisons évidentes électorales», à quelques mois des élections générales.
Ce qui n’empêchera pas Patrice Bergamini, l’ambassadeur de l’UE en Tunisie, de fustiger, dans un grand entretien accordé au journal Le Monde, les nombreuses «résistances» à l’Aleca en chargeant les «positions d’entente et de monopole» dans le pays. La convocation de l’ambassadeur par le ministère tunisien des Affaires étrangères en disait long sur la tension ayant pu régner entre les deux partenaires autour du dossier de cet accord de libre-échange.
Difficile, aujourd’hui encore, d’avoir un débat serein autour de l’Aleca, accusé de servir de sombres agendas néocolonialistes, mais surtout «de bouc émissaire en période électorale», d’après Bergamini. Alors que l’Europe entend relancer les discussions avec le Maroc, qui sont au point mort, une polarisation politique s’empare du débat, au Maghreb, quant à l’opportunité d’adopter cet instrument qualifié tantôt d’outil de coopération, tantôt d’avatar du néocolonialisme.
Une équation que permettront, sans doute, de résoudre les bienfaits du multilatéralisme. Fini le tête-à-tête gênant avec l’Europe puisque le Maghreb, désormais «tenté par son Orient» regarde déjà ailleurs. La Chine, «c’est la Route de la soie, c’est un Focac (Forum de coopération sino-africaine) puissant, une aide au développement sérieuse, de l’ordre de 100 milliards de dollars, et des investissements directs», énumère Omar Bendjelloun.
«En 1926, André Malraux parlait, dans son essai éponyme, de la tentation de l’Occident. Aujourd’hui, l’Afrique est tentée, plutôt, par son Orient. Plus particulièrement par une puissance venue sous le signe de la coopération, pas une puissance associée au colonialisme. Il y a un intellect instinctif qui fait que nous sommes sensibles à notre dignité. Aujourd’hui, l’Empire du Milieu a triomphé de par le fait qu’il arrive à bloquer l’arrogance américaine. Nous considérons, nous autres Africains, que c’est une victoire pour tout le tiers-monde», conclut le chercheur marocain.
Source: Sputnik