Par Samia Zennadi
Le 1er janvier 2020, la Jordanie est devenue le premier client à se fournir en gaz d’Israël. En réponse à la grogne populaire, le royaume Hachémite présente ce contrat comme une opportunité d’économiser 500 millions de dollars par an. Alors, pourquoi aller chercher son gaz plus loin, et donc plus cher ! Le 15 janvier 2020, l’Égypte emboîte le pas à la Jordanie. Hasard du calendrier ou un choix délibéré, c’est la date d’anniversaire du Président Nasser. Il aurait eu 102 ans !
Le Raïs qu’une chaîne française d’information en continu avait confondu l’année dernière avec Nasser Al-Khelaïfi, un homme d’affaires qatari, patron d’un club de football parisien, mis en examen pour corruption active. Une bourde, tout comme celle d’une autre chaîne qui annonçait depuis Jérusalem une rencontre Macron/Arafat ! Un lapsus révélateur de l’ampleur de l’ignorance méprisante.
D’ailleurs, si on avait dit à Gamal Abdel Nasser que, 50 ans à peine après son décès, la République arabe d’Égypte, ou un autre pays arabe, allait importer du gaz naturel d’Israël, non seulement il ne l’aurait pas cru, mais il aurait certainement tourné en dérision ce qui est présenté comme une coopération qui « servirait les intérêts économiques des deux parties ». Il ne l’aurait pas cru, non pas parce qu’il se serait vu toujours président centenaire même grabataire, mais il semble invraisemblable que quelques décennies suffisent à dévier une révolution en marche de sa trajectoire.
Rien qu’en visionnant le discours de Nasser sur les frères musulmans, dévoilant avec classe et prestance leurs alliances de saboteurs et de sous-traitants de l’impérialisme, ou une des nombreuses prise de parole fortes de Boumediene, « Qararna ! » (Nous avons décidé), suffit à mesurer la profondeur du gouffre qui sépare nos histoires d’indépendances, celles des aspirations des peuples solidaires en luttes pour la liberté et la souveraineté et celles de nos réalités indépendantes de nos volontés de peuples mis devant un état de fait accompli, dicté par les intérêts des marchés et des marchandeurs.
La crise économique amorcée dès le milieu des années 60 dans le champ des relations inter-impérialistes et l’effondrement du système monétaire de Bretton Woods avaient élargi les champs des possibles.
L’orientation révolutionnaire des années 1970-1975 avait permis au Tiers-Monde d’enregistrer dans un laps de temps très court une série de victoires politiques successives : la nationalisation des hydrocarbures en Algérie en 1971, la guerre d’octobre en 1973 et la perspective d’un recul du sionisme, l’indépendance des colonies portugaises en 1974, la victoire des peuples du Vietnam et du Cambodge en 1975, la montée des luttes au Zimbabwe, en Namibie et en Afrique du Sud, la révolution paysanne en Éthiopie, les mouvements populaires du Bénin et de Madagascar, etc.
Un mois après la fin de la guerre d’octobre 1973, le 6ème sommet des chefs d’État arabes tenu à Alger, suivi par la tenue d’un sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), où 42 États africains avaient décidé de rompre leurs relations diplomatiques avec Israël, confirmant la position stratégique et politico-économique des pays de la Ligue Arabe et mettant en lumière les faiblesses de la Communauté européenne qui ne pouvait qu’obliger les pays d’Europe occidentale à annoncer leur acceptation des revendications des pays arabes concernant Israël.
Le choc pétrolier de 1973, conséquence direct de la guerre d’octobre, faisait souffler sur l’hégémonie américaine un vent de frayeur et on parlait même d’un éminent éclatement de l’Europe.
« L’indépendance n’est pas un mot à exorciser mais une condition indispensable à l’existence des hommes et des femmes vraiment libérés, c’est-à-dire maîtres de tous les moyens matériels qui rendent possible la transformation radicale de la société. »
C’est en résonance à cette définition de l’indépendance de Frantz Fanon et dans une conjoncture de luttes des damnés de la terre que le groupe des non-alignés, réunis à Alger en septembre 1973, avait rédigé la plate-forme du Nouvel Ordre Économique International (NOEI). La réplique de l’impérialisme, en guerre depuis des mois contre le gouvernement du Président chilien Salvador Allende, ne s’est pas faite attendre. Le 11 septembre 1973, à peine 48 heures après la clôture de la Conférence d’Alger, le monde apprenait avec stupeur le sanglant Coup d’État perpétré par le criminel de guerre, le Général fasciste Pinochet et la mort héroïque de Salvador Allende, les armes à la main.
Quelques mois plus tard, le Nouvel Ordre Économique International (NOEI) a été présenté au nom du « groupe des 77 » à l’ONU par le Président Boumediene, un certain mercredi 10 avril 1974.
Le temps était venu d’apprendre de ceux qui se sont vu refuser pendant longtemps le droit de raconter leurs histoires.
Même si aujourd’hui les victoires des années de gloire sont de plus en plus travesties par des courants révisionnistes, leur attribuant un caractère de passé décomposé ou de futur imparfait, et que le « groupe des 77 » apparaît sur la scène internationale comme un « syndicat de revendications économiques », il est utile de rappeler que la solidarité politique réelle des peuples d’Asie et d’Afrique a précédé le groupement de défense économique.
Samir Amin note avec une grande justesse dans un article paru dans La Revue Tiers-Monde en 1980 que « cette solidarité, d’abord arabo-asiatique, puis étendue à toute l’Afrique pour devenir afro-asiatique, était celle des États ayant arraché leur indépendance et des mouvements encore en lutte pour celle-ci, dans les années 1950 et 1960. Elle n’a pas englobé l’Amérique latine, sans doute parce que le problème de l’indépendance ne s’y posait pas, mais aussi peut-être parce que ce continent appartient à l’aire culturelle européenne. Or le mouvement de libération revêtait et revêt une dimension culturelle — ‘’non européenne’’ ».
Le Tiers-Monde a été progressivement remplacé par l’appellation plus soft de « Sud », et d’une rive à l’autre, la Méditerranée s’est au fur et à mesure imposée comme l’espace privilégié de la « nouvelle donne » de rapport Nord/Sud. La dépendance de l’Europe pour son énergie au Monde arabe avait renforcé la position des porteurs de projets de complémentarité économique.
Une nouvelle classe de négociateurs et de facilitateurs est apparue au grand jour. Sa voracité est à la mesure du système cannibale qu’elle sert, et dont elle se sert. En véritable lobbyiste, elle est présente depuis longtemps dans les coulisses des initiatives politique de « Sommet », de « Traité », de « Dialogue », de « Partenariat » ou d’« Union ».
C’est en 1973, et c’est à l’initiative de la Ligue Arabe, que le Dialogue euro-arabe a vu le jour. Ce nouveau chapitre dans les relations diplomatiques a précédé le Dialogue 5+5 et son Partenariat Euromed en 1995, appelé aussi Processus de Barcelone.
D’ailleurs, ce n’est pas dévoiler un secret d’État que de dire que le Processus de Barcelone a été conçu pour accompagner le processus de paix au Moyen-Orient, et précisément la mise en œuvre des accords d’Oslo assurant une normalisation « en douceur » avec l’entité sioniste. Il a été renforcé en 2008 par la création de l’UPM, l’Union pour la Méditerranée.
L’occasion pour Kouchner, le ministre français des Affaires étrangères sous Sarkozy, cofondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde, de verser quelques larmes sur une Palestine meurtrie par une attaque criminelle baptisée « Plomb durci ».
De compromis en compromission, la normalisation avec l’entité sioniste suit son cours. Elle vient de trouver son expression la plus accomplie en mépris dans le plan américain pour la Palestine.
Baptisé « De la paix à la prospérité », son volet économique présenté à Manama en juin 2019 comme « Le deal du siècle » a donné l’occasion à un autre Kushner, le gendre et l’envoyé spécial du président Trump, d’accuser les dirigeants palestiniens de négliger leur peuple.
L’actualité n’est pas celle de l’an 1960 où de la tribune Onusienne, le dirigeant cubain Fidel Castro lui aurait répondu : « Le capital financier impérialiste est une prostituée qui ne parviendra pas à nous séduire ».
Mais nos réalités sont entre les mains de ceux qui manient « l’art de vaincre sans avoir raison ».
L’annonce en 2009 de la découverte d’abondants gisements de gaz naturel en Méditerranée orientale par une compagnie états-unienne est à l’origine de tensions sur les droits et les frontières maritimes ainsi que d’une réorientation des alliances géopolitiques régionales, et à en croire l’enthousiasme des think-tank israéliens, l’entité sioniste se rapproche de son objectif de devenir un important exportateur d’énergie.
Il lui est désormais devenu possible, en comptant sur les installations égyptiennes, d’exporter son gaz vers l’Europe.
« Un mouvement historique », célébré par la presse sioniste car à l’exception des tests non commerciaux de l’été dernier, le flux du gaz était toujours dans la direction opposée, jusqu’à ce que le pipeline égyptien explose le 5 février 2011.
D’ailleurs la surmédiatisation des analyses sur les « printemps arabes », confinées sous le seul angle de l’incertitude géopolitique et sur les avancés « démocratiques », empêche de voir le bouleversement de fond de la donne énergétique.
Les attaques sur les installations pétrolières irakiennes après la destruction de l’Irak, et d’après les chiffres qui circulent, avaient non seulement infligés des dommages aux infrastructures pétrolières du pays, entraînant un manque à gagner de plusieurs milliards de dollars, mais avaient surtout démontré la vulnérabilité des infrastructures pétrolières prises pour cibles dans le chaos des effets durables des guerres impérialistes, d’abord en Irak puis en Libye et en Syrie, sous couvert de « printemps arabe ».
Même le consensus stratégique parrainé par les américains qui lie la Turquie à Israël depuis le début des années 2000, certes en souffrance depuis que l’armée israélienne avait ouvert le feu sur la « flottille de la paix » en route vers Gaza en mai 2010 tuant neuf ressortissants turcs, ne semble pas résister à cette nouvelle donne. Le président israélien S. Peres a dû affirmer, en novembre 2011, que les découvertes de gisements gaziers en Méditerranée ne constituaient pas une menace contre la Turquie.
La Turquie qui a signé dernièrement deux protocoles d’accord avec la Libye – l’un sur la délimitation des zones maritimes et l’autre sur la coopération militaire et sécuritaire – visant à renforcer encore davantage son ancrage régional, semble remettre en cause la sécurité de la Méditerranée orientale. Israël, Chypre et la Grèce avaient « cimenté » le 2 janvier 2020 une amitié entretenue depuis plus d’une décennie, en acceptant officiellement de construire le pipeline EastMed.
L’annonce de la création du Forum du gaz de la Méditerranée orientale par les ministres de l’Énergie égyptien, jordanien, palestinien, israélien, chypriote, grec et italien a tout de suite été suivie par la demande officielle d’adhésion de la France et par celle des États-Unis qui préfère être intégré à ce groupe en tant qu’« observateurs permanents ». Le Liban et la Turquie, tous deux très préoccupés par le fait que le gazoduc violera leurs droits souverains, n’ont pas encore participé aux discussions du Forum du gaz de la Méditerranée orientale. Le différend maritime non résolu entre Israël et le Liban et l’impasse persistante sur la question chypriote n’engendrent pas beaucoup d’optimisme quant à la participation de l’un ou l’autre pays.
« Nous ne sommes pas venus ici pour parler politique. » C’est encore la classe des hommes d’affaires et des intellectuels alliés au monde des affaires qui s’exprime.
Celle qui a été déterminante pour convaincre Arafat de signer Oslo.
La farce ! Ce moment historique, Samir Amin, l’a clairement défini comme un repositionnement de la bourgeoisie palestinienne en échange de l’abandon des droits nationaux majeurs.
Dans son traitement de la question palestinienne, Samir Amin part d’une base claire, qui voit le sionisme comme un mouvement colonial raciste qui sert le centre impérialiste mondial.
Oslo et ses appendices ont brisé toutes les tentatives de déconnexion avec l’occupant.
Des bureaux de liaison, des correspondances et des liens commerciaux ont été établis entre les « deux parties ».
Il n’est plus autorisé de parler de « colonisés » et de « colonisateurs ».
Un leurre !
La Palestine, ce pays a petit à petit laissé place aux désignations de « conflit au Moyen-Orient », « territoires occupés », de « bande de Gaza » et de Jérusalem Est et dernièrement à une « Nouvelle Palestine ».
Un espace imagé par une codification et une législation qui a fini par rattacher la structure palestinienne à celle de la colonisation.
L’Autorité palestinienne est entrée dans le système capitaliste mondialisé à partir d’une position sans contrôle minimum sur les ressources du pays.
En marginalisant le secteur productif et en ouvrant la voie au capitalisme de service et au dépendances, l’alliance objective entre l’autorité politique et une nouvelle classe détentrice de capitaux expatriés, a imposé ses conditions à la restructuration de l’économie palestinienne, de manière à assurer son contrôle quasi monopolistique.
Ni le secteur public ni le secteur privé n’ont pris d’initiative pour protéger les terres et le marché national. Les marchandises en provenance du pays occupant coule à flot et les « zones industrielles mixtes » sont la preuve de connivence entre des classes dominantes.
Le système rentier s’est érigé en institution avec un mécanisme de fonctionnement et une culture de communication.
Il n’a pas touché uniquement la bureaucratie de l’Etat, le transformant en Etat élitiste mais s’est étendu aux ONG et autres organisations de la société civile palestiniennes.
Le peuple palestinien affronte en plus de l’occupation une artillerie d’accords politiques et économiques régis par les termes des institutions financières internationales et des pays donateurs.
Une succession de date, de lieux et une littérature de renoncement valident depuis 1948 l’effacement de la Palestine. Alors que faire ?
Le deal du siècle, que propose Trump et son cercle de suiveurs à la Palestine, matérialise, en plus de la négation d’une terre et de son peuple, la dégradation progressive des compromis sur la base desquels s’était étendue l’expansion capitaliste de l’après-guerre. Elle a ouvert un cycle nouveau dans lequel le capital, débarrassé de toute entrave, tente d’imposer l’utopie de la gestion du monde, conformément à la logique unilatérale de ses intérêts financiers.
A la lumière des idées et des analyses de Samir Amin, il nous reste à démonter les logiques de l’« aliénation économiste » et de la supercherie de l’idéologie libérale qui nourrissent les termes « d’un nouvel Empire du chaos ».
Par Samia Zennadi (Apic éditions, Algérie)
Texte présenté à Dakar Symposium, hommage à Samir Amin