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époque coloniale est une matrice fondamentale de l’islamophobie française. En atteste le dernier ouvrage du politologue Olivier Le Cour Grandmaison, qui a étudié les représentations de l’islam et des musulmans de la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre d’Algérie par les élites académiques, littéraires et politiques.
Depuis quatre ans, le politologue Olivier Le Cour Grandmaison tente de comprendre, en convoquant l’histoire, pourquoi l’islam et ses fidèles sont les cibles de tant de haine en France. De ce travail de longue haleine, il a fait un livre qui vient de paraître aux éditions La Découverte et en pleine séquence islamophobe : « Ennemis mortels » – Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale.
S’appuyant sur des sources diverses, parfois ignorées ou négligées, ce spécialiste de l’histoire coloniale, auteur de nombreux ouvrages et blogueur sur Mediapart, a patiemment disséqué les représentations de l’islam et des musulmans élaborées de la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre d’Algérie par les élites académiques, scientifiques, littéraires et politiques. Et le constat est sans appel : cette époque coloniale est l’une des matrices fondamentales de l’islamophobie française qui intoxique le pays.
[blockquote align= »left » author= »25 octobre 2019 Par Rachida El Azzouzi »]Entretien, suivi des bonnes feuilles de l’ouvrage.[/blockquote]
Que vous inspire la nouvelle campagne islamophobe à laquelle nous assistons en France ?
Olivier Le Cour Grandmaison : Les propos d’Éric Zemmour sont d’une rare violence et devraient, une fois encore, le conduire devant les tribunaux, lui qui a déjà été condamné deux fois pour provocation à la haine raciale. Ces propos témoignent d’une radicalisation des discours islamophobes en France.
Ajoutons cette précision essentielle : au-delà de ce récidiviste, nous sommes les témoins d’une remarquable mais sinistre involution politique, qui se caractérise notamment par ceci : la banalisation de l’islamophobie qui, sous des formes diverses, parfois d’une grande violence langagière et symbolique, ou plus euphémisées, est aujourd’hui assumée par une partie des élites politique, administrative, policière et académique, de droite comme de gauche.
Cette islamophobie élitaire légitime le développement d’une islamophobie populaire et risque fort de rendre cette dernière d’autant plus effective, puissante et durable qu’elle est pour partie produite par ces élites et donc légitimée par elles.
Une fraction toujours plus importante d’entre elles estime en effet que les musulmans constituent désormais une menace existentielle pour la République, ses principes et la laïcité parce qu’ils sont supposés être les principaux «agents» du «grand remplacement». Une autre, différente assurément, tient les musulmans pour une sorte de corps étranger dont les membres sont dans la nation sans être véritablement de la nation.
De là ces injonctions réitérées afin qu’ils manifestent leur «attachement pour la République», ainsi que l’a déclaré l’ancien premier ministre socialiste Bernard Cazeneuve.
Sur un mode qui se veut fraternaliste ou paternaliste, ces propos confirment l’avènement d’une sorte d’ère du soupçon généralisé à l’endroit des musulmans français et étrangers, implicitement accusés de ne pas aimer la France et ses institutions, voire de «faire sécession» en développant un «communautarisme» réputé mortifère pour l’unité du pays. Vieilles rengaines, désormais répétées ad nauseam par un nombre croissant de responsables politiques et d’éditorialistes, notamment.
À preuve, aussi, les déclarations particulièrement inquiétantes du président de la République appelant à construire «une société de vigilance», lesquelles confirment les dérives sécuritaires et liberticides à l’œuvre depuis longtemps, comme l’a remarquablement analysé l’écrivain et avocat François Sureau, dans son texte Sans la liberté paru il y a peu.
Lorsqu’au sommet de l’État, une telle formule est employée, il ne faut pas s’étonner ensuite de la prolifération de discours stigmatisant les musulmans et de propositions toujours plus policières et inquisitoriales visant à détecter ce que, dans le langage en vogue Place Beauvau et ailleurs, il est convenu d’appeler «les signaux faibles». Sur ces points précis, impossible de ne pas citer aussi le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui restera dans les annales comme celui qui a estimé qu’il fallait s’inquiéter lorsque des «petits garçons» refusent «de tenir la main des filles».
Pourquoi l’époque coloniale est-elle une matrice absolument essentielle pour comprendre cette islamophobie française, ainsi que vous le développez dans votre dernier livre ?
Cette islamophobie s’est nourrie de la conjoncture internationale et nationale. Entre autres des terribles attentats commis le 11 septembre 2001 aux États-Unis et de ceux qui ont été perpétrés plus récemment à Paris, en France et ailleurs.
Au-delà de cette conjoncture, les origines de cette islamophobie sont coloniales. L’histoire impériale de la IIIe République, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, est essentielle pour mieux comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui. En effet, on assiste à cette époque à la construction d’une islamophobie savante, élaborée au sein d’institutions prestigieuses et productrices de «science» : le Collège de France, nombre d’universités françaises réputées comme la Sorbonne et des grandes écoles comme l’École libre des sciences politiques, aujourd’hui appelée Sciences-Po.
En ces matières, Ernest Renan a joué un rôle essentiel car, au tournant du siècle, il cumule une triple légitimité : académique, littéraire et politique, puisqu’il est pensé par ses contemporains comme un grand homme de science, comme un écrivain majeur – en atteste son élection à l’Académie française –, et enfin comme l’un des pères spirituels de la IIIe République.
Aussi a-t-il l’oreille de Jules Ferry, par exemple, qui lui emprunte la «théorie du bon tyran» comme seul régime politique adéquat dans les colonies pour assurer efficacement la défense de l’ordre colonial imposé par la France aux territoires conquis et aux populations soumises. Aux «indigènes», donc, estimés inférieurs sur tous les plans pour des raisons ethnico-raciales et, dans le cas particulier, des «indigènes» musulmans, pour des raisons liées aussi à l’islam comme religion et civilisation.
L’influence des thèses de Renan relatives à l’infériorité, à la nocivité et à la dangerosité réputées essentielles de l’islam, déjà tenu pour une religion hostile au libre exercice de la raison et aux progrès des sciences et des techniques, a été remarquable. En effet, ses textes et ses conférences ont donné naissance à ce que j’appelle le «renanisme», qui a affecté durablement de nombreuses disciplines comme l’histoire, la psychologie « ethnique », l’ethnologie, la sociologie coloniale et le droit colonial, notamment.
Il faut y ajouter la littérature, coloniale elle aussi, puisqu’il est des romans qui font explicitement référence aux thèses de Renan, que certaines fictions mettent en récit grâce à des personnages types. Quand Renan s’exprime dans des articles ou dans des conférences, ceux qui le lisent et l’écoutent sont, pour les raisons évoquées, convaincus d’accéder à la «science», ce qui aide à comprendre l’extraordinaire réception de ses thèses consacrées à l’islam.
À cette diffusion, que l’on peut qualifier d’horizontale, s’ajoute une diffusion verticale : celle qui concerne les ouvrages de vulgarisation destinés à un lectorat plus vaste. Je pense au célèbre Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1869) de Pierre Larousse et à certains manuels scolaires de la IIIe République destinés aux élèves.
Dans les deux cas, on y découvre, sous des formes adaptées aux publics visés, l’essentiel des analyses de Renan. De là, aussi, l’avènement d’une islamophobie populaire, souhaitée telle, en tout cas, par les pouvoirs publics, qui soutiennent les ouvrages élaborés pour les écoliers et en font la promotion auprès des instituteurs.
C’est donc avant tout à cause d’un passé colonial qui ne passe pas si nous en sommes arrivés à de tels déferlements de haine et d’amalgames envers celles et ceux qui sont de confession musulmane ?
Dans certains cas, les filiations entre l’islamophobie académique de la fin du XIXe siècle et l’islamophobie contemporaine peuvent être établies avec certitude. Quelques exemples. L’éditorialiste du Figaro Ivan Rioufol convoque ainsi Renan pour ajouter à ses diatribes antimusulmanes une touche de culture propre à les faire passer pour des analyses profondes et autorisées, légitimes donc puisqu’elles s’appuient sur l’œuvre du professeur au Collège de France. Opération des plus classiques, motivée par la volonté de transformer des opinions communes en propos prétendument savants. Ici, la citation se fait argument d’autorité, qui se substitue à l’autorité de l’argument ou cherche à en pallier la faiblesse insigne.
À l’extrême droite, aussi, certains, comme Jean-Gilles Malliarakis, qui fut membre du mouvement Occident puis de Troisième Voie, exhument des ouvrages violemment islamophobes. Ceux de l’orientaliste Henri Lammens : L’Islam – Croyances et institutions (1926) et Qui était Mahomet ? (1910), réédités par les éditions du Trident que dirige Malliarakis, lequel précise que ces deux livres constituent «sans doute une des voies royales» pour mieux connaître l’islam.
De même, du côté du site Égalité et Réconciliation dirigé par Alain Soral, qui publie un opuscule récent, Arabesques (2012), dans lequel l’auteur multiplie les références à de prestigieuses figures pour mieux dénoncer l’islam, Mahomet et les musulmans, accusés de tous les maux.
Plus généralement, et au-delà de ces quelques exemples, les proximités discursives et argumentatives entre l’islamophobie savante d’hier et l’islamophobie élitaire d’aujourd’hui sont remarquables sur de nombreux points.
Ce passé colonial et islamophobe n’est donc pas un passé passé. Bien au contraire, c’est en quelque sorte un passé présent qui est actualisé et mobilisé par celles et ceux qui estiment que la religion musulmane et ses adeptes sont autant de menaces majeures pour la France et les institutions républicaines. Dès lors que l’islam est construit comme un problème politique et sécuritaire, il n’est pas étonnant que les mêmes soient amenés à employer une rhétorique et des arguments mobilisés auparavant dans un contexte différent.
«Le terme islamophobie est d’usage parfaitement courant dès les premières années du XXe siècle»
Le fait que la France refuse de regarder en face son passé colonial aggrave-t-il la situation ?
Contrairement à d’autres anciennes puissances coloniales qui ont reconnu certains des crimes commis dans leurs possessions ultramarines, les plus hautes autorités de l’État français se refusent toujours à le faire. Pis encore, l’islamophobie élitaire prospère désormais dans un contexte de restauration de l’histoire coloniale et de retour du «grand roman national-républicain» et «impérial-républicai».
Cette réhabilitation n’est plus seulement le fait de la droite extrême. Depuis la loi du 23 février 2005, qui établit officiellement «l’œuvre accomplie par la France» en Afrique du Nord et ailleurs, la droite dite de gouvernement joue un rôle également majeur.
Plus grave, des figures comme Max Gallo hier, Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner aujourd’hui, sans oublier Éric Zemmour, cautionnent cette stupéfiante régression en reprenant à leur compte les poncifs les plus éculés sur les bienfaits de la colonisation française, laquelle aurait été, à les entendre et à les lire, mue par la volonté d’apporter la «civilisation» aux peuples qui l’ignoraient et aux musulmans en particulier. Musulmans qui sont pensés comme radicalement différents, dont les différences sont jugées irréductibles, ce pourquoi ils sont aussi inférieurs et menaçants, puisqu’ils sont réputés inassimilables ou opposés à toute intégration véritable.
À cela s’ajoute un autre élément important : la négation, pour des raisons anciennes et diverses, par la majorité des élites politiques de ce pays, entre autres, de l’importance de l’immigration coloniale au lendemain de la Première Guerre mondiale, puis post-coloniale après les indépendances.
Cette immigration dite «exotiqu» a beaucoup inquiété les pouvoirs publics et les spécialistes de la IIIème République, en raison des caractéristiques ethnico-raciales et religieuses qui lui étaient imputées. L’immigré «musulman» n’est plus seulement l’incarnation d’une menace qui pèse sur les colonies françaises, il devient un danger pour la sécurité des biens et des personnes, pour la sécurité sanitaire et la morale publique en métropole même. De là l’adoption de mesures exorbitantes du droit commun et gravement attentatoires à la liberté de circulation imposées à ces immigrés en 1924 pour lutter contre cette «invasion pacifique». Déjà !
Arrêtons-nous sur le voile, le foulard, ce bout de tissu qui rend fou dans ce pays. Un chroniqueur le Compare à l’antenne à un uniforme SS. Une mère est humiliée et sommée de se dévoiler devant son enfant dans un conseil régional par un élu d’extrême droite… Le dévoilement des femmes est une longue histoire française qui nous renvoie là encore aux obsessions coloniales. C’est l’histoire qui se répète ?
Lorsqu’on s’intéresse à la question du voile en ayant à l’esprit l’histoire coloniale, on s’aperçoit que cette question, comme cette attention, n’est pas nouvelle. Rappelons donc les origines de cette pratique à celles et ceux qui, militant pour le dévoilement des femmes musulmanes, pensent incarner la liberté, l’égalité, l’émancipation féminine, la laïcité, en un mot les valeurs réputées fondatrices de la République.
Pendant qu’en Algérie les généraux Massu et Salan se livrent à la guerre que l’on sait et que les hommes qu’ils commandent torturent, exécutent sommairement et pratiquent les disparitions forcées, les épouses du premier et du second organisent, le 16 mai 1958, le dévoilement d’une douzaine de jeunes femmes musulmanes afin «d’œuvrer à l’union des cœurs». Un tel acte est interprété par certains commentateurs de l’époque comme la preuve que la France poursuit sans relâche sa «mission civilisatrice» et cherche à libérer la «femme musulmane» de sa religion et de ses traditions jugées rétrogrades.
Les avantages rhétoriques et politiques d’une telle opération sont nombreux : opposer une fois encore la France des «Lumières» et de «l’émancipation» à la religion et à la civilisation musulmanes, jugées évidemment arriérées et rétives à tout progrès.
Dans le contexte qui est celui de la guerre d’Algérie, cela permet de stigmatiser plus encore les militants du FLN en les présentant comme des «terroristes» obtus et réactionnaires, qui prétendent combattre pour la liberté alors qu’ils oppriment «leurs femmes» en leur imposant le voile et un mode de vie contraire à leur épanouissement individuel.
Enfin, cela contribue à délégitimer aussi celles et ceux qui, en métropole et ailleurs, apportent leur soutien à la guerre de libération nationale. Ils affirment être du côté de la justice et de l’émancipation de toutes et de tous, en réalité «ils cautionnent les pires violences et l’oppression féminine».
Pour employer une expression empruntée à l’écrivain Michel Tournier, il s’agit d’une remarquable «inversion maligne» qui permet aux bourreaux et à ceux qui les approuvent de se muer en libérateurs, cependant que ceux qui luttent contre l’oppression et l’exploitation coloniales deviennent de terribles obscurantistes prêts à tout pour défendre leur religion et leurs mœurs rétrogrades.
De même aujourd’hui, dans un contexte radicalement différent, puisque la lutte pour interdire le port du voile dans l’espace public réunit une singulière coalition de fait, qui court de la droite extrême à une certaine gauche qui affirme défendre la République, la laïcité et le droit des femmes.
Tous pensent être du côté de la défense courageuse de principes jugés fondamentaux, ce qui autorise beaucoup d’entre eux à pérorer sans fin sur «l’islam incompatible avec la démocratie, la liberté et l’égalité» et à stigmatiser les musulmanes et les musulmans réels ou supposés.
Quant à ceux qui, en s’appuyant sur l’avis du Conseil d’État du 23 décembre 2013 estimant que les mères qui accompagnent des enfants lors de sorties scolaires ne sont pas soumises à la neutralité religieuse et qu’elles peuvent donc porter un voile, ceux-là sont disqualifiés, au motif qu’ils seraient des «islamo-gauchistes», des «indigénistes» ou des «idiots utiles de l’islamisme».
Défendre cette liberté fondamentale qu’est la liberté religieuse passe désormais pour une revendication irresponsable car dangereuse. Singulière involution, là encore, toujours plus éloignée de l’esprit et de la lettre de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. L’ensemble révèle une dégradation spectaculaire de la situation politique
Finalement, tous ces enfants d’immigrés de pays qui ont été colonisés par la France ne sont-ils pas condamnés à rester des indigènes, comme leurs parents, leurs aïeux l’ont été ?
D’un point de vue juridique non, puisqu’ils jouissent, à la différence de leurs parents ou grands-parents avant 1945, de tous les droits garantis aux citoyens français. Du point de vue des représentations et de certaines pratiques, en revanche, des continuités existent.
Les habitants des quartiers populaires, plus encore lorsqu’ils sont jeunes, héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale, et musulmans, constituent au fond les nouvelles classes pauvres et dangereuses du XXe siècle finissant et des premières années de ce siècle désormais. De là des discriminations systémiques et des pratiques policières racistes et d’exception. Le prouvent les contrôles au faciès et les atteintes réitérées à la liberté de circulation, par exemple.
Terminons par le terme islamophobie, que beaucoup, y compris à gauche, voudraient bannir du dictionnaire. Pourquoi la France a-t-elle autant de mal avec ce vocable ?
L’essayiste Caroline Fourest et le professeur Gilles Kepel ont réussi à imposer cette opinion que le terme islamophobie aurait été inventé soit par le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, soit par les Frères musulmans. Et tous deux vont répétant cette contre-vérité, ce qui n’en modifie pas la nature. Contre-vérité elle est, contre-vérité elle demeure.
Rappelons donc à ceux-là, comme à ceux qui les croient, que le terme islamophobie est d’usage parfaitement courant dès les premières années du XXe siècle parmi les orientalistes et les spécialistes des possessions françaises. Le terme est notamment utilisé par l’ancien gouverneur général Maurice Delafosse pour condamner la politique coloniale appliquée en Algérie et en Afrique occidentale.
En 1930, il est aussi employé par le peintre français converti à l’islam Étienne Dinet, qui distingue une «islamophobie pseudo-scientifique» et une «islamophobie cléricale» dont les origines sont beaucoup plus anciennes. Leurs adversaires les accusent d’islamophilie et/ou d’arabophilie pour les disqualifier plus aisément et les faire passer au mieux pour de dangereux naïfs, au pire pour des soutiens irresponsables des «indigènes» nord-africains.
Pour revenir à l’actualité, rappelons que l’ONU, la Commission nationale consultative des droits de l’homme en France (CNCDH), le Défenseur des droits, Amnesty International, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et des enquêtes conduites au sein de l’Union européenne attirent régulièrement l’attention des pouvoirs publics sur les conséquences désastreuses de l’islamophobie telle qu’elle se développe dans l’Hexagone, où elle est la cause de nombreuses discriminations et agressions.
Il faut être sourd et aveugle comme Pascal Bruckner, et traiter ces réalités en chien crevé, pour tenir l’islamophobie pour « un racisme imaginaire ». Ailleurs, en Nouvelle-Zélande, à Christchurch, de sinistre mémoire, cette islamophobie et la « théorie du grand remplacement » ont armé le bras du terroriste et suprémaciste blanc, et légitimé les attaques qu’il a menées contre deux mosquées. Il est des représentations et des termes qui finissent par tuer. Nous le savions depuis longtemps. Les meurtres commis là-bas le confirment atrocement.
Les bonnes feuilles
Remarque 1. De l’islamophobie savante à l’époque coloniale à l’islamophobie contemporaine
Savante puis littéraire, et sans doute assez populaire, l’islamophobie de la République impériale présente de nombreuses analogies thématiques avec l’islamophobie contemporaine. Aujourd’hui quelques-uns de ses plus virulents représentants redécouvrent certains textes de cette période qu’ils éditent de nouveau pour lester leurs diatribes antimusulmanes d’une légitimité pseudo-scientifique. Longtemps, nombre de textes et de romans étudiés furent abandonnés par les lecteurs qui s’y intéressaient fort peu. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 commis par les terroristes d’Al-Qaïda aux États-Unis, parfois avant, la situation a beaucoup évolué. C’est dans ce contexte qu’a été réhabilitée la fiction réaliste du Capitaine A et Yvon de Saint-Gouric, Mektoub, publiée en 1923, qui narre les amours malheureuses d’une Française et d’un musulman algérien. Le 8 juillet 2015, sur le site d’extrême droite Jeune nation, l’auteur anonyme d’une note consacrée à ce roman rappelle qu’il est essentiel de « se plonger » de nouveau « dans des livres anciens pour comprendre la situation actuelle (et ses conséquences) ». Crédités d’une juste vision du mahométisme et des différences irréductibles qui séparent la « mentalité nord-africaine » de la « mentalité européenne (chrétienne) », Capitaine A et Yvon de Saint-Gouric sont loués pour cet ouvrage visionnaire grâce auquel la situation présente s’éclaire. De plus, la dénonciation de l’immigration, de la religion musulmane, de l’islamisation prétendue de l’Hexagone et de la trahison des élites est inscrite dans une longue perspective historique qui permet d’opposer un passé édifiant à une actualité marquée par les prodromes d’un désastre national à venir. Mythifiées, les années 1920 sont convoquées pour mieux défendre, par contraste, une analyse décadentielle du pays confronté à une menace existentielle puisque le « sol » même de la « Patrie-Mère » est livré aux Arabes et aux musulmans.
Classique thèse de la mise en péril chère à la rhétorique réactionnaire. La première repose sur le postulat suivant : les mutations en cours vont déboucher sur une catastrophe, et la formule adéquate pour résumer la situation serait celle-ci : « C’était mieux avant. » Depuis longtemps, d’ailleurs, des esprits avisés ont attiré l’attention sur les dangers aujourd’hui dénoncés mais niés par la majorité de la classe politique et médiatique. Dans le cas présent, cette thèse est également au principe d’une « inversion maligne »[1] grâce à laquelle des affirmations islamophobes et xénophobes sont présentées comme des réactions défensives d’autant plus légitimes qu’elles ont pour but de préserver l’identité nationale. Quant aux musulmans et aux immigrés, ils sont, quelle que soit leur nationalité, des ennemis extérieurs et intérieurs contre lesquels il est urgent de se mobiliser[2]. Concernant l’islamophobie, enfin, elle n’est qu’un préjugé des sectateurs de Mahomet lié à leur « susceptibilité pathologique » puisqu’ils s’estiment « discriminés au moindre mot » et offensés par la « plus petite réserve d’un simple regard », affirme F. Niesche dans un ouvrage publié par une maison d’édition que dirige Alain Soral. Ou comment ravaler un problème social et politique au rang d’une improbable psychologie collective où les victimes se voient imputer, en raison d’une caractérologie sommaire, la cause du phénomène qu’elles dénoncent à tort – la « prétendue islamophobie »[3] – puisque celle-ci est le produit de leur imagination et de leur sensibilité exacerbées.
Si les arguments mobilisés par Pascal Bruckner semblent plus élaborés, la thèse qu’il défend présente de nombreuses similitudes. « Délégitimer le terme d’islamophobie, instiller le doute à son sujet, l’affubler en permanence de guillemets, tel est l’objet » de son livre Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité publié en 2017. Réputé faire partie de l’arsenal langagier des islamistes et de leurs soutiens « communautaristes » et « gauchistes » pour récuser toute critique de la religion musulmane, ce terme est jugé inadéquat pour rendre compte de la situation subie par les Français et les étrangers musulmans de ce pays. « Il y a déjà tant de discriminations réelles liées à la couleur de peau, au faciès, à l’adresse, au statut social, à l’accent qu’il paraît inutile d’en ajouter d’autres, fictives ou fantasmagoriques », écrit Pascal Bruckner[4]. De la critique du mot et de ses usages, parfois justifiée, à la négation des discriminations affectant les personnes de confession musulmane ou supposées telles, le chemin est parcouru au pas de course par cet essayiste qui écarte tous les faits susceptibles de contredire sa thèse. Admirable méthode. Éclairante aussi sur la rigueur de cet essai où les pseudo-intuitions et les formules de l’auteur tiennent lieu de démonstration. La réalité étant traitée en chien crevé alors que les éléments factuels sur le sujet sont nombreux et facilement accessibles puisque certains d’entre eux ont été publiés par un organisme officiel peu suspect d’islamophilie, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (Dilcra), qui indiquait qu’entre 2014 et 2015 les actes antimusulmans ont augmenté de 223 %. Une précision importante s’impose : il ne s’agit que des actes déclarés par les victimes. Aussi ce chiffre est-il sans doute en deçà des réalités. En 2013, déjà, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) avait jugé nécessaire d’employer le concept d’islamophobie pour rendre compte de la multiplication de « faits divers inquiétants qui se sont succédé, à l’instar de ces agressions ciblant des femmes voilées ». Enfin, une vaste enquête conduite dans quinze pays membres de l’Union européenne, dont la France, révèle ceci : « Une personne musulmane sur trois environ s’est sentie discriminée au cours des cinq dernières années lors de la recherche d’un emploi et les femmes qui portent le voile sont particulièrement vulnérables sur le marché du travail. »[5]
Depuis longtemps, l’extrême droite n’a plus le monopole des thèses relatives à l’islamisation supposée du pays. Elles sont désormais défendues par certains universitaires. « L’islam en France ne pose pas seulement un problème ethnico-religieux, mais aussi immédiatement historique, économique, social, géopolitique d’une très grande ampleur », soutient, par exemple, le philosophe Yves-Charles Zarka dans un ouvrage collectif publié par les Presses universitaires de France. Pour illustrer ces périls, le même cite les « territoires » déjà « conquis » des « banlieues » et des « quartiers défavorisés des grandes villes » où l’« islamisme idéologique et politique » entend « faire plier la République française ». Catastrophe favorisée, selon lui, « par les pouvoirs publics », les municipalités et une justice laxiste qui « démissionne devant les réquisits religieux musulmans » ; tous « complices de la montée du communautarisme ». Face à cette offensive, Yves-Charles Zarka, qui se crédite d’une lucidité dont la plupart de ses contemporains seraient privés, en appelle au développement d’un nouvel « esprit de résistance »[6]. Singulier ressassement qui alimente une vulgate bien établie alors que ceux qui l’entretiennent prétendent incarner le courage de la vérité et l’audace des minoritaires dont le seul tort est d’avoir raison avant le plus grand nombre. Et le même, qui n’a pas de mots assez durs pour critiquer la « victimisation » à laquelle se livreraient les musulmans et les minorités racisées, dénonce un climat intellectuel caractérisé, selon lui, par une intolérance croissante rendant toujours plus difficile l’expression publique de ses analyses. Admirable mise en scène de soi en adversaire résolu d’une pseudo-bien-pensance jugée agressive et prompte à censurer ceux qui osent la combattre. Une telle posture permet de cumuler les avantages rhétoriques et symboliques de la clairvoyance, de l’audace et du combat pour la défense des libertés.
Célèbre pendant l’entre-deux-guerres, membre de l’Académie française et chevalier de la Légion d’honneur, l’écrivain Louis Bertrand fait lui aussi l’objet d’une réhabilitation significative par le Cercle algérianiste, créé le 1er novembre 1973 à l’initiative de pieds-noirs soucieux de « conserver la mémoire d’une province française » et de lutter contre l’« histoire officielle »[7]. S’y ajoute, en 2013, le Cercle des amis de Louis Bertrand destiné à faire connaître son œuvre. Devant l’Islam retient notre attention en raison des thèses soutenues. Outre qu’elles sont révélatrices de l’islamophobie élitaire des années 1920, on comprend aussi pourquoi elles peuvent être mobilisées de nouveau. « Répétons-le encore, parce que c’est l’humble vérité, l’Oriental et, en particulier, le musulman est notre ennemi. Ne l’oublions jamais ! », écrit Louis Bertrand avant d’exposer les raisons de cette situation. Si elle est en partie provoquée par le choc colonial qui voit triompher l’Occident, travailleur, soucieux de dominer la nature et à la recherche perpétuelle du progrès scientifique et technique, contre des mahométans dont « l’idéal est d’avoir le derrière sur une natte pendant des journées entières », des causes plus fondamentales existent. Elles se trouvent dans « une religion qui n’a pas su et qui n’a pas voulu s’adapter aux conditions du monde moderne ». De là, la persistance dangereuse d’« une mentalité fanatique et belliqueuse, qui est restée la même qu’aux temps d’Ali ». Singulière histoire de l’islam, sans histoire en fait. En persévérant tel qu’il fut fondé par le Prophète, il s’affirme comme une puissance purement négative ; de résistance lorsqu’il est dominé, ce qui explique les difficultés rencontrées par la France dans ses colonies où vivent de nombreux mahométans, de conquête lorsqu’il est puissant, ce pourquoi il ne faut rien céder à ses sectateurs. Enfin, à l’instar de Renan et de beaucoup d’autres, Louis Bertrand soutient que ces caractéristiques expliquent aussi l’absence de « science musulmane » au Moyen Âge. Même « à leur plus belle époque », précise-t-il, les adeptes de Mahomet ne furent « que des compilateurs » aidés par des « Juifs, qui traduisaient, commentaient ou abrégeaient les auteurs grecs, latins, égyptiens ou syriaques. Tout le reste n’est que billevesées et logomachies »[8]. De tels écrits éclairent la réhabilitation de Louis Bertrand dans certains milieux politiques qui placent l’islamophobie, le racisme[9] et la glorification du passé colonial de la France au sommet de leur agenda. Quant à la personnalité de cet écrivain, réputé honorable puisqu’il fut académicien, elle permet de présenter ses analyses, déjà critiquées en leur temps, comme des analyses sérieuses élaborées par un fin connaisseur de l’islam, des Arabes et de l’Orient. Enfin, ces dernières sont réputées validées par l’actualité nationale et internationale qui confirme leur justesse et la clairvoyance de leur auteur.
Des considérations identiques ont justifié la réédition de textes puisés dans le corpus de l’islamophobie savante de l’époque coloniale. Professeur à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, orientaliste connu qui a participé à L’Encyclopédie de l’Islam parue en 1913 et auteur de nombreux ouvrages, Henri Lammens (1862-1937) jouit à l’époque d’une reconnaissance académique importante. Celle-là même qui nécessite, selon l’activiste d’extrême droite Jean-Gilles Malliarakis, d’exhumer ses œuvres injustement marginalisées, selon lui. De là la publication, par les éditions du Trident qu’il dirige, de deux livres d’Henri Lammens. Le premier, L’Islam – Croyances et Institutions (1926), a fait l’objet de trois rééditions jusqu’en 1943, d’une recension élogieuse dans une revue spécialisée de l’époque et de deux éditions par la maison précitée (1993 puis 2014). Le second, Qui était Mahomet ? (1910-1911), est l’occasion pour Jean-Gilles Malliarakis de rédiger une présentation apologétique d’Henri Lammens dont les travaux furent « occultés à partir des années 1930 » dans un contexte où il fallait « à tout prix écarter les points de divergence entre chrétiens et musulmans ». Singulière affirmation qui révèle une ignorance stupéfiante de cette période. Il est vrai que les travaux d’Henri Lammens ont été sévèrement critiqués par Étienne Dinet et Sliman Ben Ibrahim qui l’accusent de mener « une croisade pseudo-scientifique dans l’espoir de terrasser l’islam à jamais ». Sensibles aux procédés d’écriture permettant de se plier, en apparence du moins, aux règles académiques, ils s’en prennent aux innombrables notes de cet orientaliste qui ne sont là que pour faire « masse » et produire un « trompe-l’œil scientifique ». En conclusion, ses publications sont qualifiées de « délire islamophobe »[10].
Est-ce cela que Jean-Gilles Malliarakis tient pour une cabale politico-religieuse ? Quoi qu’il en soit, les textes d’Henri Lammens ont été « censuré[s] », selon lui, même si, souterrainement, « sa démarche » a continué d’« inspirer les islamologues de qualité »[11]. Présenté comme un savant remarquable en butte à l’hostilité de ses contemporains, le prestige d’Henri Lammens n’en est que plus grand. De même l’intérêt de son « œuvre » heureusement tirée de l’oubli. Dans le contexte actuel, qui « nous imposera de plus en plus de connaître l’islam », elle est « sans doute une des voies royales pour y parvenir », affirme Jean-Gilles Malliarakis[12]. Ainsi peut-il se targuer d’avoir réhabilité un spécialiste trop longtemps négligé en se drapant dans la posture avantageuse de l’érudit animé par une louable volonté : connaître et faire découvrir à ses contemporains des esprits courageux et lucides.
Beaucoup moins connu qu’Henri Lammens, l’essayiste Daniel Kimon, fondateur du Cercle antisémitique d’études sociales (1889), conférencier à la Ligue antisémitique de Jules Guérin, proche d’Édouard Drumont et auteur de plusieurs pamphlets antisémites dont La Politique israélite – Politiciens, journalistes, banquiers – Le judaïsme et la France – Étude psychologique (1889), bénéficie lui aussi d’un regain d’attention. Son ouvrage Pathologie de l’islam et les moyens de le détruire : étude psychologique (1897) est de nouveau publié en 2008 par une petite maison d’édition nationaliste et identitaire[13]. Ce livre « se devait d’être exhumé à l’heure où un nombre croissant de jeunes Européens se convertissent à la religion musulmane », lit-on dans la présentation. « Étudiant minutieusement les principes de l’Osmanisme », Daniel Kimon « met en garde l’Europe toute entière [sic] contre le danger imminent d’une invasion à grande échelle ». L’auteur anonyme de ce texte conclut par cette appréciation qui témoigne d’une adhésion aux thèses de Daniel Kimon : « Un livre au contenu fort, quasi prophétique, qui mérite d’être lu par tous ceux qui jugent l’heure d’une nouvelle “Reconquista” nécessaire et primordiale pour la survie de notre peuple. » Lumineux. Comment ne pas lire dans ce passage un appel à conduire des actions vigoureuses, intérieures et extérieures contre l’islam ? Actions jugées d’autant plus légitimes qu’elles sont réputées défensives puisque leur but est de sauver la France du péril musulman.
Qu’en est-il des thèses de Daniel Kimon ? Elles débutent par un éloge du christianisme, cette religion supérieure fondée sur « des idées de justice, de charité, de travail, de vertus » et de « bonnes mœurs ». Cette précellence s’explique aussi par des considérations raciales puisque c’est au « type aryen » que l’on doit cette création remarquable qui a donné naissance aux sociétés occidentales. Elles s’opposent aux « sociétés parasitaires » de l’« israélite » qui, « destructeur » par « ruse » et « perfidie », est un « dominateur mortel » pour ceux auxquels il s’attaque. De même l’« islam ». « Violent, absorbant » et « dévastateur », il « frappe de terreur et de stupeur » l’Europe « civilisée ». Les mahométans, quant à eux, se recrutent, soutient Daniel Kimon, parmi les catégories suivantes : « oisifs, paresseux, dégénérés héréditaires, libidineux, atteints du délire érotique […], égoïstes, préoccupés d’acquérir, sans travail, une grande fortune et obsédés du rêve de posséder plusieurs maîtresses ». Toutes considérations qui expliquent l’infériorité et la nocivité de la religion musulmane. En conclusion, Daniel Kimon affirme : « l’islamisme et l’israëlitisme » [sic] sont « deux frères sémites » qu’il faut combattre par la guerre « matérielle » pour le premier, par la guerre « intellectuelle » pour le second. La dangerosité supposée des mahométans étant renforcée, l’argument est des plus classiques, par leur incapacité à progresser puisque leur mentalité est identique à celle du Prophète : même « tempérament » et mêmes « impulsions ». Face à ces menaces, l’un des premiers devoirs du « gouvernement français » est de « refouler, sans relâche, toute association et tout élément parasitaires », et de « les mettre dans l’impuissance absolue de porter atteinte à la production et à la richesse nationales ». Antisémitisme, islamophobie et racisme se conjuguent ici pour faire du « Juif » et du « musulman » des ennemis qu’il faut vaincre afin de sauver la France de leurs influences délétères. Pour anéantir l’« islam », Daniel Kimon propose de « supprimer […] La Mecque » et de transférer les « restes du Prophète » au « musée du Louvre »[14].
Les écrits islamophobes d’hier sont aujourd’hui réhabilités par certains courants nationalistes, catholiques et identitaires qui y puisent, à défaut d’arguments nouveaux, des références utiles pour étayer leurs orientations. Les origines historiques, sociales et politiques du mythe de la « République juive »[15] et ses avatars contemporains sont connus ; il faudrait étudier celles et ceux de la « République musulmane » pour en écrire la genèse et les mutations au gré des événements nationaux et internationaux. Sous la plume de certains, ces mythes, qu’ils tiennent pour des vérités établies, s’articulent l’un à l’autre. En décembre 1954, dans le journal d’extrême droite Rivarol, Alfred Fabre-Luce, connu pour ses écrits antisémites pendant l’entre-deux-guerres notamment, s’inquiète de voir bientôt des « musulmans installés en arbitre au Parlement de Paris ». Qui est accusé de favoriser cette involution ruineuse de l’identité et de l’indépendance du pays ? Pierre Mendès France, souvent dénoncé à l’époque pour avoir « bradé » l’empire colonial et dont la politique risque de transformer la nation en une contrée « organisée en kolkhozes, couverte de mosquées, arbitrée par des élus musulmans et peut-être même dirigée par un Malenkov algérien »[16]. Au fondement de cette prédiction catastrophiste ? La coalition antinationale des Juifs, des musulmans et des communistes, tous unis pour détruire le pays.
Enfin, celles et ceux qui estiment aujourd’hui que l’islam « totalitaire » serait, en raison de sa nature, une menace mortelle pour l’Occident ont été précédés dans cette voie par plusieurs spécialistes. Dans un cours dispensé à l’Institut d’études politiques en 1956-1957, Pierre Rondot, militaire et membre des services de renseignements français, s’interroge sur les capacités du mahométisme à imposer de nombreuses « obligations religieuses » à la « communauté » qu’il organise. À cette question, il répond : le « tour de pensée » de « certains peuples musulmans » les « incline vers les solutions totalitaires ». Prudence toute rhétorique puisque la cause fondamentale de cette tendance à la « dictature totalitaire » réside dans « une disposition acquise au cours de longs siècles » qui pousse la « communauté musulmane » vers ce type de régime. D’une inclination première, Pierre Rondot passe en quelques lignes à une sorte de déterminisme cultuel et culturel qui expliquerait l’histoire politique multiséculaire des sectateurs de Mahomet. Et, comme cette dernière est réputée éclairer le présent, il conclut par cette affirmation : « l’état d’esprit » du « musulman », « semble » le « prédisposer à s’orienter plus aisément qu’un autre vers des conceptions totalitaires ». Afin d’apporter une preuve de cet essentialisme triomphant, qui repose sur une interprétation monocausale de phénomènes historiques, politiques et institutionnels complexes, Pierre Rondot précise : « la dictature semble plus naturelle dans l’islam »[17] que les institutions parlementaires. Bel exemple aussi de confusion des concepts employés puisque celui de totalitarisme est utilisé comme synonyme de dictature, ce qui revient à banaliser cette première domination rabattue sur un régime politique plus ancien et distinct. Cela confirme les craintes tôt formulées par Hannah Arendt qui n’a cessé de mettre en garde ses contemporains contre une telle dérive qui empêche de concevoir la singularité du totalitarisme[18]. Mésusage de catégories philosophiques et politiques majeures qui, trivialisées, ne permettent plus de distinguer et par conséquent de penser, amalgames, généralisation hâtive reposant sur une caractérologie surannée ; tels sont les éléments constitutifs de cette prose académique, prétendument savante et débitée sous forme de cours dans l’établissement prestigieux de la rue Saint-Guillaume jusqu’à la fin des années 1950.
[1] M. Tournier, Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, 1975, p. 124. Sur la thèse de la mise en péril, voir A. O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, trad. de P. Andler, Paris, Fayard, 1991, p. 137 et suiv.
[2] « Mektoub : de l’Algérie d’hier à la France d’aujourd’hui », Jeune Nation, 8 juillet 2015.
[3] F. Niesche, Arabesques, Paris, Éditions Kontre Kulture, 2012, p. 17.
[4] P. Bruckner, Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité, Paris, Grasset, 2017, p. 17 et 15. Pour une étude synthétique de l’islamophobie contemporaine française, voir R. Laffitte, Voyage au pays de l’islamophobie. Accompagné d’un lexique raisonné, Paris, Éditions de France, 2018.
[5] Les rapports de la Dilcra et de la CNCDH sont cités par Le Monde du 20 janvier 2016. En 2012, Amnesty International appelait à la mobilisation contre « l’islamophobie » et dénonçait « l’apparition de discriminations sur le marché du travail et dans les écoles à l’égard des personnes portant des signes ou des tenues couramment associés à l’islam » (Hanan Ben Rhouma, « L’islamophobie en France, une réalité dénoncée par Amnesty International », SaphirNews, 24 avril 2012). Voir également les rapports régulièrement publiés par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Pour l’enquête européenne, voir Le Monde du 21 septembre 2017. En 2006, déjà, une enquête conduite au sein de l’UE montrait que les « musulmans » sont victimes de discriminations dans l’accès au logement et à l’emploi, entre autres (Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes, Les Musulmans au sein de l’Union européenne : discrimination et islamophobie, 2006, cité in P. Basso, Le Racisme européen. Critique de la rationalité institutionnelle de l’oppression, trad. de B. Planchot et N. Blondet, Paris, Syllepse, 2016, p. 244).
[6] Y-Ch. Zarka, « L’islam en France : vers la constitution d’une minorité tyrannique ? », loc. cit., p. IX et XIII. Après avoir affirmé : les « valeurs de l’islam sont incompatibles avec celles de la démocratie et de la République française », Y-Ch. Zarka ajoute : « Il y a actuellement en France, une abdication de la liberté de penser et le climat intellectuel est terrifiant » (entretien au journal Le Temps, 1er avril 2004). En contrepoint de ces affirmations péremptoires, voir l’enquête de R. Liogier, Le Mythe de l’islamisation – Essai sur une obsession collective, Paris, Seuil, 2012.
[7] « Le Cercle algérianiste… pourquoi ? », <www.cerclealgerianiste.fr> (site Internet du « cercle Algérianiste. Association culturelle des Français d’Afrique du Nord »).
[8] L. Bertrand, Devant l’islam, Paris, Plon, 1926, p. 50, 51 et 200. Hanté par la faiblesse de l’Occident et de la France, Bertrand l’est également par l’invasion qui a débuté puisque Paris est déjà ouvert à « la canaille cosmopolite » qui menace « nos traditions » (ibid. p. 72). En 1927, après avoir critiqué « l’islamophilie romantique de Pierre Loti », Augustin Bernard s’en prend aux écrits de Louis Bertrand qui témoignent d’une « islamophobie systématique » et dangereuse pour les colonies. « L’Islam et l’Afrique du Nord », in L’Islam et la politique contemporaine, op. cit., p. 115. Roland Lebel, au contraire, salue l’œuvre de Louis Bertrand et la finesse de ses « descriptions » (Histoire de la littérature coloniale en France (1931), op. cit., p. 104). Sur les avatars contemporains de la thèse relative au fait que les sciences européennes ne devraient rien aux musulmans et aux Arabes, voir S. Gouguenheim, Aristote au mont Saint-Michel – Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008. Pour la réponse collective apportée à ce livre, voir sous la dir. de Ph. Büttgen, A. de Libera, M. Rashed et I. Rosier-Catach (dir.), Les Grecs, les Arabes et nous – Enquête sur l’islamophobie savante, Paris, Fayard, 2009.
[9] « Quoi qu’en disent nos humanitaires, écrit Louis Bertrand, la question de race […] domine toutes les autres. » « Après dix ans de séjour en Algérie, je n’ai pu encore à m’accoutumer à considérer les Arabes comme des frères… […]. Trop de choses nous séparent… » (« La question de peau », in Le Mirage oriental, Paris, Librairie Académique Perrin, 1910, p. 104 et 105).
[10] E. Dinet et S. Ben Ibrahim, L’Orient vu de l’Occident, Paris, Geuthner, 1925, p. 19 et 36. En Algérie, S. Ben Ibrahim (1870-1953) fut le guide et ami de Dinet. Ensemble, ils ont publié plusieurs ouvrages dont La Vie de Mohammed, prophète d’Allah (1918), réédité cinq fois.
[11] En 1960, le spécialiste du droit musulman, Raymond Charles, magistrat et conseiller à la Cour d’appel de Paris, s’appuie encore sur les analyses de H. Lammens. Preuve qu’à cette époque, ses travaux demeurent des références pour certains. Voir L’Évolution de l’islam, Paris, Calmann-Lévy, 1960, p. 99.
[12] J-G. Malliarakis, L’Insolent, 29 octobre 2014. L’Islam – Croyances et institutions a fait l’objet d’une recension élogieuse après sa première publication en 1926. « Nous le recommandons vivement à qui veut s’instruire […] des principes fondamentaux de l’islam et de son développement », écrit René Dussaud. Syria – Revue d’art oriental et d’archéologie, vol. 8, n° 1, 1927, p. 76. Malliarakis fut membre du mouvement Occident, dirigeant du Mouvement nationaliste révolutionnaire puis de Troisième voie. Il a également animé des émissions sur Radio Courtoisie. Qui était Mahomet ?, l’autre livre d’Henri Lammens, est également recommandé par le site des éditions Clovis où il est qualifié de « scientifique » et de « prémonitoire » puisque les « événements récents » lui ont donné « raison » (les éditions Clovis ont été fondées en 1995 par l’abbé intégriste G. Célier).
[13] Les éditions du Lore. Cette maison d’édition publie des textes d’Adolf Hitler et de Joseph Goebbels, entre autres.
[14] D. Kimon, Pathologie de l’islam et les moyens de le détruire (1897), Paris, Les éditions du Lore, 2008, p. 14, 15, 24, 32 et 145.
[15] Voir P. Birnbaum, Un mythe politique : « la République juive » de Léon Blum à Pierre Mendès France (1988), op. cit. En 1937, l’inspecteur de l’enseignement primaire, Eugène Rethault s’en prend à Léon Blum, et au projet de réforme de la citoyenneté des « indigènes » que ce dernier défend avec Maurice Violette. Qualifié de « fils d’Israël », le président du Conseil est accusé de vouloir livrer l’Algérie française aux mahométans polygames. Mythe de la « République juive » en métropole qui soutient le mythe du déferlement musulman dans cette colonie, lequel déferlement serait favorisé par le Front populaire (E. Rethault, Les Indigènes et les droits de citoyenneté française, Oran, L. Fouque, 1937, p. 4).
[16] A. Fabre-Luce, « Perspectives pour 1955 », Rivarol, 30 décembre 1954, p. 1 et 3. Peu avant, il écrivait : si « l’islam n’avait pas perdu la bataille de Poitiers, il régnerait aujourd’hui à Barbès et Billancourt » (ibid., 16 décembre 1954, p. 1). Après l’inauguration de la mosquée de Paris, Charles Maurras notait : « Son inauguration en grande pompe républicaine exprime quelque chose qui ressemble à une pénétration de notre pays et à sa prise de possession par nos sujets ou protégés » (L’Action française, 13 juillet 1926, op. cit., p. 5).
[17] P. Rondot (1904-2000), Les Forces religieuses & la vie politique : l’islam, Paris, Les Cours du droit, Institut d’études politiques, 1956-1957, p. 15 et 52. Rondot fut directeur (1954-1967) du Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie Modernes (CHEAM). « L’islam est totalitaire et utilitaire. Ce qu’il apporte avant tout, c’est un style de vie ; c’est en ce sens que l’on peut dire qu’il est une religion civile », affirme également l’ethnologue André Leroi-Gourhan qui ajoute : « Le conservatisme musulman, donnant aux fidèles le gage de la foi, les renforce dans leur conviction de posséder la vérité ; et l’on conçoit combien cette religion imperfectible peut […] dresser un mur d’indifférence entre les élus privilégiés et le monde barbare des incroyants » (Ethnologie de l’Union française, avec Jean Poirier, introduction de Ch-A. Jullien, Paris, PUF, 1953, tome 1, p. 185-186). Leroi-Gourhan (1911-1986) fut professeur au Collège de France (1969-1982). L’académicien et professeur à l’Institut d’études politiques, Eugène Guernier soutient des analyses voisines. L’islam, écrit-il, est « une force religieuse à forme totalitaire qui enveloppe toute la vie de l’homme […] jusqu’à la mort » (L’Islam dans le monde aujourd’hui, op. cit., p. 3-4). En 2004, Y-Ch. Zarka répète, à peu de choses près, ce lieu commun : « Ce n’est pas un hasard s’il n’existe de démocratie constitutionnelle dans aucun pays musulman » (L’Islam en France, op. cit., p. X). Ou comment le vague d’une affirmation péremptoire permet de faire l’économie d’une analyse et d’une démonstration sérieuses.
[18] Voir H. Arendt, « Compréhension et politique », in La Nature du totalitarisme, trad. de M-I B. de Launay, Paris, Payot, 1990, p. 39-65.
« Ennemis mortels » – Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale (400 pages, 23 euros). © La Découverte
25 octobre 2019 Par Rachida