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Algérie: Phase de transition démocratique ou dictature de l’image ?

Sans être nécessairement doté d’une vaste culture historique, ceux qui ont vu le film «The Dark Knight» ont pu entendre cette réplique:«Lorsque la république était en danger, les Romains suspendaient la démocratie et nommaient un homme pour protéger la cité.»[1]

Par Djawad Rostom Touati

Nonobstant le côté tarte du contexte (qu’attendre d’Hollywood), l’information historique est correcte: l’homme providentiel était ce qu’on appelait un dictateur, le terme à l’époque n’ayant pas l’acception négative dont il est chargé de nos jours. Pour ceux qui aiment se gargariser d’érudition à peu de frais, le chantre de la régression féconde nous cite Carl Schmitt: «Selon Carl Schmitt, l’un des plus grands penseurs de philosophie politique du XXe siècle, en cas de crise majeure (agression étrangère, guerre civile, catastrophe naturelle de grande ampleur…), la Constitution est suspendue et le souverain décide en dehors de la Constitution pour sauvegarder les intérêts fondamentaux de la nation. C’est ce que Schmitt appelle l’état d’exception. Nous y sommes en Algérie.» [2] Ah, le bon vieil argument d’autorité!Mais qui n’indique pas que Schmitt, par souverain, entend celui déjà en place, et non l’autoproclamée «société civile».

Par ailleurs, cette dernière, qui a publié sa feuille de route, d’une sidérante vacuité, n’en demande pas plus, mais surtout pas moins: en dehors de quelques clauses cosmétiques (et contradictoires, nous y reviendrons), ladite feuille de route a pour revendication essentielle la suspension de la république et la délégation des pleins pouvoirs à un dictateur (au sens historique cité plus haut) ou une oligarchie (au sens strict, étymologique, de « pouvoir d’un petit groupe ») [3].

Deux questions se posent:

a – Au nom de quelle nécessité s’agit-il de suspendre la république?

b – Comme «la société civile» tient à son alibi démocratique, et que contrairement aux Romains, elle prétend qu’il s’agira d’une «phase de transition démocratique», en ce sens que le dictateur ou l’oligarchie seraient quand même désignés par le peuple – voici la question: comment connaître la volonté du peuple?

1 – La rhétorique de la table rase, ou jeter le bébé avec l’eau du bain:

Pour les chantres de la phase de transition formelle, la constitution actuelle, effectivement pourrie, ne peut servir de cadre à la transition: parce qu’elle est truffée de lois liberticides et arrangées selon les intérêts du régime qui l’a traficotée à sa guise, il s’agit d’échanger une constitution certes piégée, mais dont l’interprétation est tributaire des rapports de force du moment, avec une situation où, en l’absence de constitution, le dictateur ou l’oligarchie ont les pleins pouvoirs, sans même s’embarrasser d’une constitution qu’ils auront au contraire à rédiger. (L’expérience de nos voisins nous enseigne que cette écriture se fera sous la bienveillante dictée des puissances internationales, mais passons.)

Alors que la constitution actuelle, avec toutes ses lacunes, constitue nolens volens un garde-fou au fait du prince, alors surtout qu’elle offre à l’ANP le cadre légal qui lui permet déconduire le vaste et salutaire mouvement de démantèlement de l’oligarchie, dont la dernière moisson, en la personne d’Ouyahia, a soulevé l’enthousiasme des masses populaires, les chantres de la transition veulent passer outre cette constitution trop laxiste à leurs yeux. Remède à ce laxisme? Pas de constitution du tout. Il faudrait que «la société civile», pénétrée de sa «responsabilité devant l’histoire», eût l’honnêteté d’expliquer au peuple dont elle se réclame ce qu’il adviendrait de cette opération mains propres, une fois abolie la constitution qui lui sert de cadre légal. L’hilarante tartine de Slim Othmani nous donne d’emblée un petit aperçu[4].

2 – La légitimité de l’image au-dessus de la légitimité des urnes:

«La société civile», et à sa suite tous les chantres de la «transition démocratique», n’ont cessé de rabâcher la nécessité de confier les commandes (c’est-à-dire les pleins pouvoirs) à une ou plusieurs personnalités «consensuelles». Question que d’aucuns se posent (comme ce brave citoyen [4]): comment établir ce consensus? Sur la vidéo [4], le défenseur de cette solution désigne les manifestants, censés avoir établi ce consensus. Son contradicteur lui demande: «Comment compter les voix? Si vous désignez X, que je récuse, comment arbitrer entre nous?» Le jeune homme vient de mettre son interlocuteur devant un problème insoluble.

En effet, postuler que le mouvement populaire a sécrété des «personnalités consensuelles» est une supercherie;car alors, non seulement les manifestants d’Alger seraient unanimes sur ces «personnes consensuelles», mais ils seraient, en outre, représentatifs de toute l’Algérie.

Comment trancher avec ne fût-ce qu’une relative précision? Quel critère adopter? Le nombre de décibels qui font résonner le nom de telle personne? Le nombre de pancartes et de photos affichant son nom et son portrait? Ou bien… ou bien… pour quelques signes de ce genre, le battage médiatique présentant la position d’un groupe social comme celle de la majorité souveraine?

Il s’agit, comme on le voit, de remplacer les urnes par la rue.Or, celle-ci est-elle réellement démocratique? Autrement dit : reflète-t-elle réellement l’ensemble des courants qui traversent la société algérienne? Traduit-elle toutes les aspirations des Algériens? D’après les promoteurs du fantasme d’un « hirak » uniforme et univoque, oui. D’où les appels à ne pas s’organiser pour ne pas se diviser, et à ne s’organiser qu’autour du mot d’ordre: «Transition démocratique.»

Pourtant, d’une wilaya à l’autre, ce n’est pas du tout le cas, malgré les tentatives parfois violentes d’imposer, en toute démocratie, un unique son de cloche [5]. Comment en effet s’en remettre à la rue, lorsque celle-ci ne peut garantir la liberté de choix et la diversité d’opinion, témoincet homme portant une pancarte figurant une faucille, symbole de l’opération mains propres enclenchée par l’ANP, et qui s’est vu confisquer son œuvre, laquelle a fini piétinée sous les cris de « silmiyasilmiya »[6]. Tout cela sous prétexte que la faucille (« El Mendjel ») représenterait une apologie d’AGS. Et comme tout bon démocrate ne peut tolérer qu’on soutienne AGS… Ou bien cette jeune fille, dont la pancarte a aussi été piétinée, parce qu’elle y appelait à constituer un comité de contrôle des élections… ce qui revient de facto à approuver la tenue des élections, et le maintien du cap constitutionnel; et comme aucun démocrate digne de ce nom ne peut tolérer cela :

Si pareils accrochages ont lieu autour de simples pancartes, qu’en sera-t-il dans le cas où on adopterait la formule de Mokrane Aït Larbi, pour qui les manifestations, à travers des cartons rouges et verts, auraient «valeur de référendum»?[7]. Et qui garantirait le «comptage des voix»? (ou des pancartes, des slogans, des banderoles, tout ce qui, selon «la société civile», exprime le supposé consensus du mouvement populaire). Qui donc? TSA? El-Watan? Liberté? Le Temps?

Reste une ultime solution : amener les gens aux urnes pour désigner le dictateur ou l’oligarchie qui dirigerait la phase de transition… Minute! Quitte à en arriver aux urnes, pourquoi ne pas tout simplement organiser des élections présidentielles, d’autant que dans l’inénarrable «feuille de route» de la «société civile», on trouve comme projet l’ «installation d’une commission indépendante pour diriger, organiser et déclarer les résultats des élections, tout en garantissant les mécanismes de contrôle»? Ah mais non! «Sous la supervision de la pègre», hors de question! Pour la «société civile», ladite commission ne saurait exister qu’après la suspension de la république, de toute manière condition préalable à tout bonheur.

On en revient donc à l’impasse première: désigner des personnes «consensuelles» sans aucun moyen fiable de mesurer ce consensus… en dehors de la fabrication médiatique, qui focalise sur une région particulière, et sur des mots d’ordre particuliers.

Ainsi, sous prétexte d’un risque de manipulation des urnes, on s’en remet non pas à la rue, mais à une image de la rue; et l’image, comme chacun le sait, est tout à fait imperméable à la manipulation.

Impuissante à fédérer par la base, la «société civile», minorité organisée, cherche à donner, à travers un travail très bien orchestré de fabrication de la perception (perception management),l’illusion de la légitimité qui découle du soutien des masses, et ce pour une prise de pouvoir par le haut, a fortiori lorsqu’elle est invitée à l’étranger pour parler au nom du peuple sans lui demander son avis[8], ou que ledit étranger se met lui-même à parler en son nom, en désignant ses ennemis, ses «tâches essentielles» et ses priorités[9].

Et quand on parle de prise de pouvoir, il ne s’agit de rien de moins que l’abrogation de la constitution, la suspension de la république, et les pleins pouvoirs pour ce dictateur ou ces oligarques providentiels qui seraient censés incarner le retour de… la souveraineté populaire.

Cherchez l’erreur.

D.R.T

[1] https://www.youtube.com/watch?v=UfcemNhlqyA

[2] http://www.lexpressiondz.com/nationale/la-societe-a-evolue-et-l-armee-aussi-316894?fbclid=IwAR2vt0Jqf2XgTniOOIaEs4GmATRwNjS6zVmesTkfU3cXUZ6f1KyC50THfpQ

[3] https://maghrebemergent.info/exclusif-la-feuille-de-route-de-la-societe-civile-pour-la-transition/?fbclid=IwAR37FSTEYXomFLXf6dlOXu-knObnOVL9p8oI1HD5DUhwfEYpSOLTFFvY770

[4] https://maghrebemergent.info/faisons-comme-mandela-liberons-notre-geolier-contribution/?fbclid=IwAR3o7YvJKV0KA9RaB7CDoXhz54pdEqeMzuItYRr6KRR2X7TaZSxdy0er09g

[5] https://www.facebook.com/AhmedBey00/videos/10219746339794580/

[6] https://www.facebook.com/331330217588564/videos/2495038844057553/

[7] https://www.tsa-algerie.com/me-ait-larbi-propose-une-transition-en-deux-phases/

[8] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/06/12/ce-qu-il-faut-retenir-de-notre-matinee-demain-quelle-algerie_5475200_3212.html?fbclid=IwAR1Y7lQNFdjtE8PbpdmDxvtNRL30Oj61P1i6c8V2gM2bJEhC70Z3SkoXoCQ

[9] https://blogs.mediapart.fr/la-redaction-de-mediapart/blog/050619/rendez-vous-le-17-juin-pour-une-soiree-exceptionnelle-solidarite-avec-le-peuple-alger?utm_source=facebook&fbclid=IwAR3kPqCClbv_EFfCed3T7xtJ5Xgq2eMX1VonQfGe9C1tQvqo0-SQZ1IcZRk

 

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