Les juifs du Maghreb n’ont jamais été forcés à vivre les huis-clos
Par Julien Lacassagne
Le terme de « civilisation judéo-chrétienne » est né au siècle dernier. Pourtant, quand on parle du Maghreb, il serait plus juste de parler de civilisation « judéo-musulmane ».
On recourt fréquemment à l’expression « civilisation judéo-chrétienne » pour désigner un socle culturel européen. On peut, de fait, considérer que dans le bassin méditerranéen antique, une « effervescence culturelle » judéo-chrétienne s’était constituée. L’antagonisme entre ces deux monothéismes prosélytes s’accentua par la suite pour se conclure par le triomphe, à partir du IVe siècle, du christianisme qui accéda au pouvoir en devenant religion de l’empire romain. Le christianisme relégua dès lors le judaïsme, rival vaincu ramené à l’état de témoin du triomphe de l’Église, dans des périphéries géographiques. L’histoire de la chrétienté puis celle des États européens furent davantage marquées par les persécutions antijuives que par l’édification d’une « civilisation judéo-chrétienne ».
En revanche, l’histoire du Maghreb et du Proche-Orient produisit une civilisation judéo-musulmane. Sur le plan du dogme, le judaïsme et l’islam sont proches et se sont réciproquement emprunté des composantes. Lorsque les musulmans pénétrèrent au Proche-Orient au VIIe siècle, ils furent accueillis par des populations juives (et chrétiennes hétérodoxes) qui ne voyaient probablement pas ce qui différenciait leurs systèmes de croyances de celui des nouveaux arrivants.
Cohabitation et conversions
Ces populations appartenaient majoritairement à des sociétés agraires qui avaient peu de temps à accorder aux abstractions, et les musulmans les débarrassaient de l’oppression politique et fiscale de Byzance. Un monothéisme strict opposé à l’idéologie trinitaire, les prophéties, les interdits alimentaires ou la circoncision leur étaient communs, de même qu’une langue aisément compréhensible. Tout cela était suffisant pour faciliter cohabitation et conversions.
Le judaïsme s’est maintenu à l’ombre du Croissant sous des modalités diverses. Si un hypothétique « pacte d’Omar » codifiait le statut de dhimmi en échange du paiement d’un impôt, la jiziyâ, la dhimmâ ne fut pas appliquée de la même manière ni avec la même rigueur selon les régions du monde arabe et les époques. Les communautés juives et chrétiennes prospérèrent en Orient, et au Maghreb les juifs subsistèrent tandis que la présence chrétienne disparut presque complètement.
Dans la première moitié du XIXe siècle, on estime le nombre de juifs au Maghreb à 100 000 au Maroc, 40 000 en Algérie et 25 000 dans la Régence de Tunis. Pour l’essentiel, ils étaient issus de Berbères convertis, puis arabisés au VIIIe et au XIe siècles. Évoquant la reine judaïsée des Aurès Dihya Al-Kahina dans son Histoire des Berbères, l’historien du XIVe siècle Ibn Khaldoun, natif de Tunis, écrivait :
Parmi les Berbères juifs, on distinguait les Djeraoua, tribu qui habitait l’Aurès et à laquelle appartenait la Kahena, femme qui fut tuée par les Arabes à l’époque des premières invasions .
L’arrivée des expulsés d’Espagne
Berbères juifs
Les Berbères juifs furent rejoints par les expulsés d’Espagne et du Portugal, entre le XIVe et le Xve siècle. On distingue parfois les megorashim, descendants de familles hispano-portugaises, des toshavim, autochtones maghrébins. Il importe de ne pas essentialiser l’ascendance hispano-portugaise des juifs d’Afrique du Nord sefardim ou sépharades, soit « Ibères » en hébreu. Le terme en est venu à désigner aujourd’hui tous les juifs originaires du Maghreb. Les familles portant les noms Toledo, Cordoba, Berdugo témoignent certes de racines ibériques, mais nombreux sont les patronymes d’origine arabe et berbère. Les désigner comme des « Ibères » relève largement du récit « mythistorique ». Les Arabo-Berbères juifs du Maghreb furent témoins de l’arrivée de leurs coreligionnaires expulsés d’Espagne et du Portugal, et cette élite d’éducation andalouse finit par imposer sa suprématie culturelle et économique aux juifs berberiscos. Le prestige était de son côté, tant et si bien que l’identification à des origines ibérique se répandit, avec ou sans lien avéré avec la péninsule.
En outre, les juifs d’Espagne et du Portugal descendaient eux-mêmes en partie de juifs berbères arabisés ayant participé à la conquête d’Al-Andalûs au VIIIe siècle. Des noms de familles arabes attestent d’une tradition professionnelle de petits métiers communs aux juifs maghrébins : Haddad : forgeron ; Nakache : graveur ; Khayat : couturier ; Teboul : joueur de tambour, etc., qu’ils partagent avec des musulmans. Les juifs ne formaient ni une caste ni un « peuple-classe » homogène. Une proto-bourgeoisie d’origine ibérique, toscane ou sicilienne dominait des activités commerciales, en particulier dans les ports. Polyglottes, ces négociants étaient en contact avec la rive nord de la Méditerranée. Ils se distinguaient parfois nettement des juifs indigènes, comme à Tunis où ils formaient une communauté à part.
Au Maroc, ces familles avaient la main sur les activités portuaires d’Essaouira et contrôlaient une part des échanges au départ de plusieurs ports marocains. Elles travaillaient avec les marchands musulmans qui dominaient le commerce intérieur et les échanges le long des routes transsahariennes. La ségrégation dans des mellah (quartier juif au Maroc) n’atteignit pas la sévérité des ghettos européens. Au Maroc, le premier mellah semble avoir été constitué à Fès en 1438 sur le modèle des juderias espagnoles. À la veille de la colonisation du Maroc, les juifs n’étaient pas tenus d’y résider et des musulmans y vivaient aussi : 10 000 musulmans vivaient dans celui d’Essaouira au XIXe siècle pour 17 000 juifs. Les situations étaient différentes en milieu rural et en ville : dans les campagnes, les solidarités liées aux appartenances locales pouvaient prendre le dessus sur l’appartenance religieuse. Des pèlerinages régionaux menaient juifs et musulmans vers les mêmes tombeaux de saints. Attestés au Maroc dès le XVIIIe siècle, ces cérémonies (moussem) témoignent autant d’un syncrétisme que d’un bain culturel commun, et ils n’ont pas d’équivalent dans la chrétienté européenne. L’arabe et le tamazight étaient les langues les plus couramment employées, l’hébreu étant réservé à la liturgie, même si des prières en arabe et en tamazight semblent attestées. Sur le plan linguistique, le « judéo-arabe » ne constituait pas une langue distincte de l’arabe courant. « Judéo-arabe » ou « judéo-berbère » furent tout au plus des parlers employant des expressions idiomatiques spécifiques.
Diviser pour régner
La colonisation fit voler en éclat les cadres sociaux traditionnels. Le cas de l’Algérie est à observer avec attention afin d’apprécier ses conséquences sur la transformation des rapports entre juifs et musulmans. Une méthode de domination somme toute classique y fut appliquée, prenant appui sur des minorités. Divisant pour régner, cette politique coloniale hypertrophia les méfiances et mit en situation périlleuse les communautés concernées en les plaçant sous le feu des représailles des populations majoritaires, frustrées par l’érosion de leur ancien pouvoir. C’est un dispositif identique qui engendra des expéditions punitives contre les chrétiens de Syrie en 1860. Daniel Timsit était issu d’une famille juive berbère d’Algérie. Militant communiste et anticolonialiste passé à la clandestinité en 1956, il participa à la bataille d’Alger dans le réseau constitué par Yassef Saadi. Au cours d’une émission radiophonique diffusée en 1982, il confiait :
(…) J’en viens à cette idée de ce qu’on a appelé la politique des capitulations. Rien de tel que de trouver une minorité à délivrer de ses oppresseurs — et c’est vrai qu’il y a une minorité qui est opprimée — et mettre l’accent sur cette oppression pour pouvoir envahir un pays. Ça a été le grand prétexte qui a été utilisé par toutes les puissances de ce temps, que ce soit l’Angleterre, que ce soit la France, que ce soit l’Allemagne aussi, pour démembrer l’empire turc. Et ça a été la même chose pour les maronites du Liban (…).
Adolphe Crémieux Le lundi 24 octobre 1870, la nationalité française est accordée aux 37.000 Juifs d’Algérie par décret promulgué à Tours.
Adolphe Crémieux
Le lundi 24 octobre 1870, la nationalité française est accordée aux 37.000 Juifs d’Algérie par décret promulgué à Tours.
L’absence de minorités chrétiennes au Maghreb colonisé par la France ne permit pas de créer un lien sur une base religieuse, et c’est vers les minorités juives que se tourna l’administration française, avec l’adoption du décret Crémieux accordant la citoyenneté française aux juifs d’Algérie (à l’exception de ceux du sud saharien). Cela ne se fit pas sans heurter les conceptions antisémites largement dominantes en France et auxquelles même Jean Jaurès n’échappait pas, comme l’indique son article « La question juive en Algérie » publié en 1895 dans La Dépêche de Toulouse :
Il me semble donc que le vrai rôle des travailleurs conscients d’Algérie est de se mêler aux luttes algériennes pour adoucir le plus possible la crise présente, pour obtenir une administration équitable et bienveillante, pour arracher à l’opportunisme juif le pouvoir dont il s’est fait un monopole (…).
À la fin du XIXe siècle, une situation explosive émergea de la convergence entre violences coloniales, installation de colons issus de populations appauvries françaises et naturalisées et décret Crémieux, le tout sur fond d’affaire Dreyfus et d’une construction nationale endolorie par la défaite de 1870. Les émeutes antisémites de 1898 auxquelles se livrèrent les Européens d’Algérie en furent un résultat, de même que l’élection d’Édouard Drumont dans la circonscription d’Alger. Si l’antisémitisme fut un produit d’importation, c’est depuis la France qu’il vint s’acclimater en Afrique du Nord.
Des « Français d’origine »
S’est construite une identité juive sur une double base. Celle d’une distinction par rapport à un « autre » resté indigène, juridiquement soumis à des règles discriminantes, et celle d’une identification à un pouvoir colonial, pourtant régulièrement traversé par des poussées d’antisémitisme. En 1936, Maurice Eisenbeth, successivement grand rabbin de Constantine puis d’Alger, publia un rapport intitulé Les Juifs de l’Afrique du Nord. Démographie et onomastique. Dès les premières pages, il soulève le problème de l’identification des juifs d’Algérie. Il évoque des difficultés de « recensement » et reproduit un passage de la Statistique de la population algérienne publiée en 1934 par les services du gouvernorat général :
Il était matériellement impossible de discriminer ces éléments démographiques, parce qu’en fait la majeure partie des intéressés (c’est-à-dire les israélites), n’a pas répondu à la question : « Êtes-vous israélite naturalisé français par le décret de 1870, ou issu d’un israélite naturalisé par ce décret », mais a répondu oui à la question : « Êtes-vous français d’origine ? »
Plus de cinquante ans plus tard, une remarque similaire peut-être relevée dans le livre de Joëlle Allouche-Benayoun et Doris Bensimon, Juifs d’Algérie, hier et aujourd’hui (Privat, 1989). Les deux autrices mentionnaient les problèmes rencontrés au cours de leur programme de recherche mené à la fin des années 1980 afin de recueillir des récits de vie auprès de familles juives originaires d’Algérie :
Nos interlocuteurs et nos interlocutrices nous ont volontiers livré leurs témoignages, même si certains s’étonnaient, au début de l’entretien, de notre curiosité concernant les coutumes judéo-algériennes. « Qu’avons-nous de spécifique ? » nous disaient-ils. »Nous sommes Français et juifs. »
Paradoxalement, c’est dans une Algérie où l’antisémitisme était le plus répandu parmi les Européens que les juifs se sont sentis le plus français. La violence du racisme et de l’antisémitisme européens en Algérie renforçait la tendance à s’identifier à la puissance coloniale, jusqu’à en adopter les critères racistes. Le système colonial a produit ce rapport de distinction qui veut que le racisme soit un marqueur d’intégration dans toutes les strates de la société. Sous son arbitrage, être anti-arabe, c’est se distinguer des Arabes, être antisémites, c’est se distinguer des juifs. Pour les juifs d’Afrique du Nord, le processus d’acculturation s’orienta vers trois directions chronologiquement identifiables. L’une est tournée vers la France, expression d’un pouvoir colonial discriminant. Une autre se dirige vers la péninsule ibérique, berceau « sépharade ». Enfin, une troisième l’est en direction d’un État israélien présenté comme l’espace d’un « retour » à Sion. Or de ces trois identifications, aucune ne coïncide avec une vraisemblance historique, et toutes tournent le dos au Maghreb arabo-berbère.
Historiquement, les juifs ne constituent en rien un « peuple » distinct des sociétés dans lesquelles ils vivent. Il n’y eut ni « symbiose », ni même une tolérance, comme on l’entend au sujet d’Al-Andalûs. il y eut plus justement une société arabo-berbère ayant une composante musulmane (dominante sur le plan politique) et une composante juive : une civilisation judéo-musulmane.
Photo: Le quartier juif de Constantine, fin du XIXe siècle
source:https://orientxxi.info/magazine/une-civilisation-judeo-musulmane-qui-est-sepharade,2949